LE GRAND ARBRE
Parce que tu crois que je ne t’ai pas vue avec ton appareil photo. Tu te demandes sûrement ce que je fais là, tout seul au milieu des champs. Par quel miracle, une tronçonneuse n’a-t-elle pas mis fin à ma vie végétale ? Eh bien, je vais te l’avouer, je n’en sais rien moi-même. Je ne sais même pas d’où je viens, si j’avais des camarades autour de moi ou si c’est le hasard d’un coup de vent ou d’un animal que ma graine s’est retrouvée là. Je ne me rappelle pas mes premières pousses, mes premières feuilles, mes premières saisons. J’ai grandi comme je le pouvais, je suppose. À mon âge, la mémoire me fait défaut. Pourtant, je me souviens de cette tempête du siècle où j’ai bien cru perdre mes bras et mes racines. J’étais tout seul pour affronter le vent destructeur. Mais j’ai tenu bon. Quand je regarde autour de moi, toute cette plaine et mes compagnons au loin, parfois je suis triste. Je passe les saisons en solitaire, enfin presque.
D’abord l’hiver où mes bras sont nus et où toute la nature semble endormie. Le brouillard qui enveloppe tout comme du coton, la pluie, si vitale pour moi et ce qui m’entoure, la neige qui recouvre tout d’un grand manteau blanc et silencieux. Pour moi, c’est le moment de me reposer.
Puis le printemps où tout revit. Les champs commencent à verdir, les petites fleurs sauvages parsèment la verdure de taches colorées. Si on écoute bien, la nature chante. Parfois, un oiseau prépare son nid dans le creux d’un de mes bras. Si tout va bien, j’aurai des petits à protéger. En moi, la sève monte comme une marée. Mes bourgeons explosent aux premiers rayons du soleil. C’est enivrant. Mes copains terriens ressortent de leurs tanières. Monsieur Renard part à la chasse. Sa belle lui a fait une nichée à nourrir, alors au boulot. Monsieur Chevreuil, accompagné de sa harde, se risque à s’aventurer loin de sa forêt protectrice. Il y a aussi mes amis aux grandes oreilles qui sautillent à la recherche de l’herbe tendre. Déjà, mon feuillage fait de l’ombre qui tourne autour de moi au fil de la journée. Ma nichée gazouille dans son nid pendant que leurs parents ravitaillent leurs becs insatiables. En bas, l’homme a sorti son engin bruyant. Il va faucher l’herbe et gare à ceux qui ne l’ont pas entendu. La mécanique est implacable et destructrice. Un peu plus loin, le champ de blé ondule sous la brise. On croirait la mer. C’est idiot, ce que je dis là, je n’ai jamais vu la mer. J’ai juste entendu cette phrase parce que deux amoureux sont venus se reposer à mon pied.
Et puis, il y a l’été. Les jours plus longs, le soleil implacable qui sèche la terre et fait dorer les blés. Il brule aussi et je souffre. J’ai besoin de pluie, de fraicheur. Même les nuits sont trop chaudes. Tous mes amis se cachent pour tenir le coup. Ils ne ressortent que quand monsieur Brûlant se retire lentement, là-bas, derrière la ligne foncée de mes compagnons plus abrités que moi, car ils sont nombreux. Le champ de blé a disparu, laissant la terre à nu.
Enfin, arrive l’automne. On respire mieux, mais pour moi, cela signifie que je vais bientôt être à nu. Mes jolies feuilles vertes prennent la couleur de l’or, puis de la rouille et tapisse mon sol un peu plus chaque jour. Les nuits commencent à être froides. L’homme a labouré son champ.
Dans mon ciel devenu gris passent les migrateurs. Et moi, je vais m’endormir une fois de plus en attendant le printemps. À moins qu’une tronçonneuse ne fasse de moi un tas de bûches pour alimenter une cheminée des hommes.
|