LE GRAND PENCHÉ
Assis sur le canapé, les petits-enfants attendaient leur histoire, comme chaque soir de vacances, avant d’aller au lit. Mamie finissait de pétrir délicatement, du bout des doigts, une pâte brisée où viendraient se ranger les quartiers de mirabelles et de quetsches juteuses qui doreraient bientôt au four. Une tisane sommeillait au coin de la cuisinière à bois. Les chats ronronnaient sur des coussins épais.
Les soirs de vacances, grand-père racontait des histoires ; il en connaissait de toutes sortes. Il n’était jamais à court, capable même de saisir un mot, une situation, un coin de paysage ou une attitude pour s’en aller aussitôt à conter, disant, à chaque fois : « Ça me rappelle… » ; et c’était parti ! Les mômes s’asseyaient, faisaient silence et attendaient, suspendus aux lèvres du raconteur. Les plus jeunes luttaient contre la fatigue, les yeux leur piquaient, ils étouffaient un bâillement ou le cachaient derrière une main, mais ils préféraient tomber de sommeil plutôt que d’aller au lit.
— Vous m’avez bien dit que vous n’avez peur de rien ou de pas grand-chose…
Les têtes approuvaient silencieusement en s’inclinant, avec assurance, qu’elles soient de filles ou de garçons. On n’allait tout de même pas se laisser impressionner par un ogre sanguinaire, une sorcière fourbe et malfaisante ou un géant de dix pieds, tout de même ! Et pendant que mamie arrangeait des fruits dorés ou mauves sur des plateaux qui se transformaient en rosaces, grand-père commençait :
— Je vais vous dire, ce soir, le conte du Grand penché. Le Grand penché n’est pas loin d’ici. Il est sans doute très âgé, peut-être même taillé en pièces, pourri, pétrifié par un éclair. En tout cas, voilà bien longtemps que je ne l’ai pas revu, pas plus que l’ancienne mine de plomb enfouie à flanc de colline, où vivaient, à ce qu’on disait, de nombreux lutins. Son entrée était cachée sous des ronces et d’épais buissons et il était défendu d’y entrer ! Je suis sûr qu’on aurait pu se perdre dans les galeries dont beaucoup devaient être bouchées par des éboulis. Et puis, où étaient passés les lutins ? Etaient-ils encore là, tout vieux et ridés ? Ils nous avaient vus et nous attendaient ? Tout cela nous donnait la chair de poule !
Les têtes se dressaient soudain, les yeux s’écarquillaient. La première vague de curiosité passait.
Il n’est pas loin d’ici…
— Il y a très, très longtemps, reprenait le grand-père, les enfants de la ferme n’allaient pas à l’école du village, trop lointaine. Matin, midi et soir, ils se rendaient à celle qui était la plus proche de leur foyer, tout en bas, au village qu’on appelait encore parfois le jardin des seigneurs. Tout en bas, à Hargarten. C’était bien plus près de chez eux et le dos de la colline n’était pas battu par les vents, comme ici, au Roupelstouden. Mais il fallait, trois fois par jour et par tous les temps, descendre la côte qui filait comme un toboggan, et puis autant de fois la remonter ! Et c’était dur, pour de petites jambes ; c’était difficile pour les jeunes dos qui portaient les cartables de cuir où se serraient les livres, les cahiers, le goûter du matin et l’ardoise qu’il ne fallait surtout pas casser. En descendant, il fallait se retenir, freiner, s’accrocher à des buissons, ne pas trébucher ni glisser, par temps de pluie, où on arrivait dans la cour d’école, les souliers crottés à nettoyer avec des poignées d’herbe et à frotter sur le décrottoir, puis sur le paillasson »
Grand-père marquait une pause et guettait sur les visages quelques expressions d’étonnement, une peur naissante, et surtout le désir d’en savoir plus.
Il n’est pas loin d’ici…
…
Puis il reprenait :
— Ils étaient deux : le frère et la sœur. Elle s’appelait Merien et lui, Warn. Ils avaient vite pris l’habitude de suivre, par tous les temps, ce chemin que les saisons changeaient en théâtre. Le printemps leur montrait fleurs et bourgeons naissants, fraises des bois, feuilles fraîches sur les branches et pousses tendres qui se hissaient au-dessus des feuilles mortes. En été, devant un parterre de délicates fleurs et d’épis sauvages, le grand orchestre des oiseaux jouait à tue-tête et l’ombre des vastes feuillages protégeait du soleil. L’automne s’habillait de mousses ; les parfums des écorces et des champignons venaient caresser les narines. La forêt prenait son costume coloré d’Arlequin. Enfin, l’hiver endormi s’habillait de givre argenté, de bois sec et de pelisses blanches.
Il n’est pas loin d’ici…
Nouvelle pause… Mamie avait depuis longtemps enfourné les tartes et le four commençait à laisser fuir les premières odeurs qui semblaient se mêler aux senteurs des sous-bois et venaient chatouiller les narines, quand on fermait les paupières… Grand-père reprenait l’histoire :
— Merien et Warn étaient seuls sur le chemin en pente ; ils ne faisaient que de rares rencontres. Qui passait par là ? Un villageois ? un voleur ? Une âme perdue, égarée ? Tout en marchant, ils ne pouvaient s’empêcher parfois de se rappeler des histoires sombres lues ou entendues au coin du feu, et qui donnaient le frisson. Quand le ciel roulait d’épais nuages gris ou noirs, quand le vent se mettait à siffler, puis à hurler, quand il se mettait à courir sur la pente, ça faisait drôle, froid dans le dos…Les enfants se sentaient seuls. Leur maison était loin de tout. Personne ne viendrait les chercher… Et puis, ils entendaient des plaintes, des gémissements, des cris et des craquements aux quatre coins de la forêt. La nuit venait vite, en hiver. Le vent secouait si fort les arbres ! Et tout prenait la forme d’un fantôme.Plusieurs fois, la fillette avait senti qu’une main se posait sur son épaule ou agrippait la martingale de son manteau, quand elle ne tentait pas de lui voler son cartable. D’autres fois, le garçon titubait parce qu’on le poussait dans le dos. Un large tronc venait alors incliner et agiter ses branches. C’était le Grand penché qui surgissait devant eux et les clouait sur place. Le vent soulevait sa large cape noire qui gonflait ; il se tordait, s’inclinait, se relevait aussitôt, puis venait balayer le chemin, de ses longs bras. Ses doigts durs et crochus frôlaient les têtes et les épaules. Les enfants tressaillaient, se figeaient, retenaient leur souffle. Merien et Warn se tenaient fort, serrés l’un contre l’autre, immobiles, attendant que le monstre à la cape s’en aille. Mais le cauchemar pouvait durer.
Le calme revenu, ils séchaient leurs larmes, oubliaient leurs tremblements et reprenaient leur chemin, forçant l’allure à en perdre leur souffle. Au retour, il fallait apprendre les leçons et faire les devoirs, dans la chaleur réconfortante de la grande cuisine. Il fallait surtout ne pas montrer la peur qui avait secoué les corps et les esprits. Ne rien dire ou répondre à peine. Peut-être même, mentir un peu.
Non, on n’allait pas trop bien, ce soir-là. Oui, on avait eu un souci. Non, pas de punition ni de mauvaise note, pas de retenue, non plus. Seulement une histoire de billes avec un garçon du village, un élève qui ne les aimait pas, simplement parce qu’ils venaient de là-haut.
Mais le lendemain, il faudrait reprendre le chemin en veillant à ne pas se laisser surprendre par le Grand penché qui pouvait surgir à tout moment de derrière un épais buisson. De toute façon, il les guettait, les enfants, il les épiait. Et ce n’était pas fini…
Il n’est pas loin d’ici…
Le grand-père reprit :
— Heureusement, Merien et Warn, quoique tout jeunes, étaient forts et débordants de courage. Cela ne les empêchait pas de se réveiller parfois en sursaut, au beau milieu de la nuit, au cœur de la sombre forêt qu’ils quittaient vite, en glissant une main sur le drap chaud et rassurant de leur lit.
« Tu vas voir si on aura encore peur de toi, Grand penché ! On te connaît et on sait comment tu t’appelles »
Voilà ce que répétaient les enfants, derrière la grange, pour qu’on ne les surprenne pas à parler aux noirs personnages de la forêt.
Mérien et Warn ont eu encore bien des occasions de retrouver le géant aux bras branchus. Mais, comme ils savaient que celui-ci ne venait que la nuit et par grand vent, ils s’arrangeaient pour ne pas croiser son chemin. Et puis, leurs parents leur avaient confié, pour l’hiver, une lampe tempête toute neuve dont la flamme plus vigoureuse les rassurait »
Mamie venait de sortir du four les tartes chaudes et très cuites. Elle avait posé sur la table, pour son adorable compagnie, assiettes et cuillers pour pouvoir manger une toute petite part de ce royal dessert. On allait y goûter sans abuser, pour que le sommeil reste léger.
Les enfants s’étiraient, sortaient de leur histoire avec lenteur, comme engourdis, et s’apprêtaient à venir à table.
— Elle est vraie, grand-père, ton histoire ?
— Tu le connais, toi, le Grand penché ?
— Un peu. Enfin… Je vais vous dire comme un secret.
Petits et grands dévoraient leur part de tarte et la grand-mère souriait de leur paisible gourmandise. Le conteur aux cheveux gris reprit :
— Votre mamie et moi, nous sommes aussi allés à l’école du village d’en bas !
— Oh ! Et vous avez rencontré le Grand penché et les nains ? fit une fillette.
— Oui. Oh oui ! Le Grand penché, pas les nains.
— Et vous avez eu peur aussi ? ajouta un garçonnet.
— Oui, sans doute un peu, peut-être même beaucoup. Mais c’est déjà si loin, tout ça ; et voici bien longtemps que nous n’avons plus fait ce chemin… Et puis, on nous a aussi conté cette histoire, tout petits.
— Ah ! s’étonna une autre gamine dont la sœur dit : « Merien et Warn, les prénoms des enfants ressemblent un peu aux vôtres. C’est drôle… »
— Mmm…, fit le grand-père, parti dans ses pensées.
L’heure des baisers et des câlins du soir était venue. L’heure d’aller au lit aussi.