On n'est pas des bêtes
C’est l’heure de la sieste. Mon nouveau coloc, Bob, s’est endormi. Moi, je fais semblant : de temps en temps, j’ouvre l’œil, histoire de vérifier si dans son sommeil il ne s’appuie pas sur sa main abîmée et puis je retourne à ma rêvasserie.
J’aime beaucoup rêvasser. Dans ma vie d’avant, je veux dire avant Bob, y avait pas beaucoup de place pour la sieste, vraie ou fausse. J’étais un gars de la rue, toujours aux aguets, prêt à la bagarre. J’ai jamais intéressé personne. Faut dire que je suis pas beau : je suis métis (un peu noir, un peu brun, un peu blanc) et en plus je suis bâtard : c’est pas la gloire, hein ? C’est peut-être pour ça que je suis devenu teigneux, et taiseux, aussi. En fait, j’aime bien parler, mais dans ma tête.
J’aime encore plus écouter. Alors, quand j’en avais assez d’être tout seul, je faisais un tour jusqu’au centre de rétention, où avait été emmenée une ancienne connaissance, un petit jeune naïf. Lors d’une mémorable bagarre de rue, il s’était fait arrêter. Sa cellule donnait sur la forêt : planqué derrière un arbre, je l’écoutais me raconter les bons repas, les soins, les promenades…à vous donner envie de vous faire arrêter ! Mais une nuit, c’est une autre voix qui m’a répondu : mon pote avait été placé dans une famille d’accueil.
Une famille ! J’en ai jamais eu, moi ! Et si j’essayais ? J’ai alors proposé une association à l’autre clodo du quartier : pas très sympa, c’est vrai, mais au moins j’aurais de la compagnie. Il a vite compris qu’à deux on gagnait bien plus : gîte et couvert assurés ! Mais ça n’a pas duré longtemps : un beau jour, sa voix rauque m’a tiré brusquement de ma sieste digestive : « Salaud ! Tu m’as bouffé mon sandwich ! Je vais te saigner ! » En un éclair, j’avais bondi, projeté au loin son couteau : plaqué contre le mur, la main en sang, il n’en menait pas large.
Alors que j’allais lui régler son compte, une voix impérieuse derrière moi m’a arrêté net : « Stop ! » Puis la voix s’est radoucie : « C’est bon ! Tu vas t’attirer des ennuis. Laisse-moi faire ». Je tremblais encore d’indignation, mais sa voix me calmait et sa large main s’est posée sur mon dos tandis qu’il s’adressait à mon agresseur : « Tu voulais égorger ton compagnon de misère ! Tire-toi d’ici, connard ! Et qu’on ne te revoie plus dans le quartier ! » Très satisfait de constater la peur panique et la fuite du clodo, je me suis tourné vers mon sauveur, un grand gaillard souriant.
« Dis donc ! Il était moins une ! T’avais mal choisi ton copain, mon gars ! Toi non plus, t’as pas l’air commode, mais on n’est pas des bêtes, hein ? On va pas te laisser tomber. Viens donc chez moi ! » J’avais rien à perdre, je l’ai accompagné en silence.
« Et me dis pas merci, surtout ! » J’ai grommelé en le remerciant du regard et il m’a tapé sur l’épaule.
En chemin, on s’est assis un moment tous les deux, il m’a regardé en souriant encore : « Moi, c’est Bob. J’ai une main qui pendouille, mais j’ai pu obtenir un petit boulot à la S.P.A. Et je commence à m’y connaître. Toi, qui tu es ? Rottweiler, beauceron, pitbull sans doute… quel mélange ! » J’ai fourré mon museau sous son bras et il m’a serré contre lui.
Vous savez la meilleure ? Pendant que le vétérinaire m’examinait, Bob expliquait : « Je dois lui mettre une muselière parce qu’il a décidé d’être mon garde du corps et veut sauter sur quiconque m’approche sans permission. Il est un peu barjot, mais c’est mon ami. » Vous avez entendu ? Son ami ! Alors, je suis pas seulement une bête, hein, Bob, je suis pas seulement une bête ?