Hector et le radeau de la Méduse
Pour Hector et Phil, c’est un jour de vacances comme les autres, ensoleillé, ciel bleu, mais ils se demandent ce qu’ils peuvent faire aujourd’hui.
— On pourrait essayer de retraverser le tunnel en courant après le dernier wagon du train, suggère Hector.
— Ça va pas, non ! Tu te rappelles pas le gadin que je me suis pris la dernière fois, parce que le train avait accéléré dans le tunnel sans qu’on s’en aperçoive... (*)
— Oui, mais tu n’aurais pas dû essayer de descendre, ça allait trop vite...
— Bon, de toute façon, je ne recommence pas. Par contre, on pourrait construire une cabane en rondins dans les arbres, ça j’aimerais bien.
— Ah ben, non, s’écrie Hector, on en a déjà fait une, mais c’était dans un bois de l’ONF, et Papa nous a grondé parce que c’était une propriété privée. Tu ne te souviens pas ?
— Ah oui, tu as raison. Et en plus on l’a retrouvée détruite... Tu parles d’une déception !
— Ça, c’est sûr ! Mais attends ! Tu me donnes une idée.
— Ah oui ! Quoi ?
— Tu te rappelles quand on est allés dans la vieille ferme et que je suis passé au travers du plancher... (**)
— ... et que tu t’es retrouvé assis sur une vache et qu’elle a eu peur...
— ...ouais, et que je suis tombé la tête dans une bouse... Tu penses que je m’en souviens. Heureusement qu’il y avait le cours d’eau pas loin pour me laver...
— C’est sûr ! Et tu veux y retourner ?
— Ouais ! Enfin, pas pour recommencer la même bêtise. Voilà mon idée... Pas très loin de la ferme, j’ai repéré une mare dans un petit bois. Bon, on sait couper des rondins, oui ou non ?
— Ben oui, comme pour la cabane dans les arbres ?
— Exactement. Alors ce que je te propose de faire, c’est de couper des rondins et de les assembler.
— Pour faire quoi ?
— Un radeau pour aller sur la mare !
— Un radeau ? Ça flotte les rondins ?
— Le bois, ça flotte, mais si on monte dessus, ce ne sera pas suffisant.
— Ben alors, on fait comment ?
Hector secoue la tête avec un large sourire.
— Hé, hé ! Tu te souviens de ce qu’on a vu derrière la ferme avant de monter à l’échelle ?
— Heu... non !
— Il y avait de vieux fûts... Au moins cinq ou six...
— C’est quoi des fûts ?
— Des tonneaux, mais pas en bois... En tôle !
— Ah oui, peut-être...
— Alors on en prend quatre qu’on va attacher avec des cordes sous le radeau qui pourra ainsi flotter et... vogue la galère !
— Le radeau !
— Quoi, le radeau ?
— Ben, vogue le radeau, pas la galère ! lance Phil en riant.
— C’est malin. Allez, viens, on y va.
Avant de partir, Hector et Phil passent par l’atelier de Papa, lui empruntent scie, marteau, clous et même la fameuse corde qui fixera les fûts au radeau. Parvenus dans le petit bois près de la mare, ils commencent à scier de petits troncs d’arbres.
— Hé, lance Phil, tu crois que ce bois n’est pas privé ?
— Non, pas de danger ! J’ai vérifié. Il n’est pas dans le parc des vaches et il n’y a pas de pancarte.
— Tu es sûr ?
— Oui, oui, j’ai fait le tour du bois, je n’en ai vu aucune. On peut y aller...
D’abord, douze rondins sont sciés, puis alignés sur le sol. Trois autres sont cloués en travers afin de construire une plateforme unique qui sera la base du radeau. Une fois terminée, Hector et Phil la soulèvent et la laisse retomber de l’autre côté pour voir ce que cela donne.
— Purée, dit Phil, ça ressemble vraiment à un radeau.
— Tu en as déjà vu ? demande Hector.
— Oui, le maître nous a montré la photo d’une peinture qui s’appelle « Le radeau de la Méduse ». Je crois que le peintre s’appelle Ko, avec un K ou un C, je ne sais plus. Son prénom, il me semble que c’est Jerry.
Hector éclate de rire.
— Ben, pourquoi tu rigoles ?
— Je l’ai déjà vu aussi ce tableau. Il est en photo dans un livre de Maman qui s’appelle « Les grands Maîtres de la peinture ». Mais le peintre ne s’appelle pas Jerry. Son nom est Géricault, et son prénom Théodore. Mais toi tu n'as retenu que Géricault. Jerry Ko, avec un K ou C ! Ah ! Tu m’as vraiment fait rire, là...
— Oui, bon, ça va. Tout le monde peut se tromper.
— Bon, maintenant on va aller chercher les quatre fûts pour que le radeau puisse flotter. Il faut d’abord le retourner pour les fixer en dessous...
Le radeau à nouveau à l’envers sur le sol, Hector et Phil foncent au vieux corps de ferme où ils trouvent rapidement les fûts. Chacun prend le sien et le pousse pour le faire rouler jusqu’au petit bois.
— Allez, encore deux autres ! dit Hector.
— Pourquoi avec ceux-là, ce n’est pas suffisant ?
— Une fois dans l’eau, le radeau risque d’être instable. Avec quatre, il n’y aura pas de problème.
Retour au corps de ferme, récupération de deux autres fûts et à nouveau, Hector et Phil les font rouler. Parvenus près du radeau, ils présentent les fûts aux quatre coins du radeau auquel ils les fixent solidement avec les cordes. Une fois l’opération terminée, ils tirent le radeau jusqu’au bord de la mare.
— Voilà, dit Hector, maintenant, on va l’accrocher avec une corde à un arbre...
— Pour quoi faire ? demande Phil.
— Quand on va le retourner pour le mettre dans la mare, avec son poids, il risque de flotter et s’éloigner du bord. On aura l’air fin s’il s’arrête au milieu de la mare et qu’on ne peut pas monter dessus.
Aussitôt dit, aussitôt fait, une corde est accrochée au radeau et l’autre bout, à un arbre. Ensuite, dans un dernier effort commun, Hector et Phil soulèvent le radeau, et le maintiennent debout sur le côté.
— Tu es prêt ? demande Hector.
— Prêt !
— Alors, go !
Ensemble ils poussent le radeau qui, emporté par son poids, tombe dans la mare avec un énorme SPLASH ! À le voir flotter sur l’eau, Hector et Phil sont heureux d’avoir réussi à construire leur radeau. Hector ramasse sur le sol une perche qu’il avait confectionnée auparavant et saute en premier. Le radeau tangue un peu, et Hector reprend son équilibre comme il peut.
— Fais gaffe en sautant de ne pas tomber à l’eau... Ça bouge pas mal...
Phil, après une légère hésitation, prend un pas d’élan et saute sur le radeau à son tour. Une fois qu’il a rejoint Hector, tous les deux se félicitent en se serrant la main.
— Et maintenant, on fait quoi ? demande Phil.
— Détache le radeau !
Phil se baisse et défait le nœud coulant de la corde qui relie le radeau à l’arbre. Aussitôt, Hector plonge sa perche avec laquelle il touche facilement le fond. Et en s’appuyant dessus, devant son cousin épaté, il parvient à faire se déplacer le radeau. Vu la taille de la mare, en quatre poussées, le radeau la traverse. Hector passe à l’avant qui devient l’arrière, et en quatre nouveaux appuis sur la perche, le radeau se retrouve à son point de départ.
Au bout de quatre allers-retours, Hector passe la perche à Phil.
— Vas-y, toi ! Je suis un peu crevé, là...
Et Phil, à son tour, fait traverser la mare à leur radeau... une fois... deux fois... six fois...
— Pfff ! j’en peux plus. Bon, on fait quoi, maintenant ?
— Pendant que tu nous promenais sur la mare, j’ai eu une autre idée...
— Ah !... Quoi ?
— Traverser la mare, c’est bien. Mais ces va-et-vient d’un bord à l’autre, c’est lassant. Je crois que j’ai trouvé mieux...
— Ben alors, tu me le dis ?
— Tu te souviens du cours d’eau où je me suis lavé le visage après être tombé dans la bouse de vache ?
— Comment veux-tu que je l’oublie ?...
— Eh bien, il est à deux pas d’ici, après le parc. Si on transporte le radeau jusque-là, on peut le mettre à l’eau et le courant nous emportera sans le moindre effort de notre part. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Purée, tu es vraiment génial ! Allez, go !
Après être descendus à terre, les deux cousins tirent le radeau, le sortent de l’eau avec beaucoup de difficultés, reprennent leur souffle, puis, un devant, l’autre derrière, ils le soulèvent comme ils peuvent et l’emportent en direction du cours d’eau. Après plusieurs pauses pour reprendre forces et respiration, ils atteignent finalement leur objectif. Le cours d’eau est là. Devant leurs yeux.
— Dis donc, dit Phil, il y a quand même pas mal de courant...
— Ben, justement ! C’est grâce à lui qu’on pourra avancer sans se fatiguer.
— Mais quand on va le mettre à l’eau, il ne risque pas d’être emporté ?
— Pas de danger, regarde !
Et Hector montre à Phil un endroit calme ou l’eau ne subit pas le courant.
— Tu vois, on le met à l’eau ici, on monte dessus, un coup de perche pour le conduire au courant et hop ! Vogue la galère !
— Le radeau !
— Oh, crotte ! T’es lourd là !
— C’est pour te faire rire !
— Ouais, bon, allez, on met le radeau à l’eau.
— On ne l’attache pas à un arbre ?
— D’abord, non seulement ici il n’y pas d’arbre, mais l’endroit où on va le mettre à l’eau est très calme. Il ne risque pas de s’éloigner.
Les deux cousins soulèvent alors une dernière fois le radeau, et comme ils l’ont fait pour la mare, ils le posent sur le bord du cours d’eau, à l’envers, le soulèvent sur le côté et le font basculer. Le radeau tombe à plat dans l’eau dans un nouveau SPLASH !
— Allez, on y va, dit Hector en sautant en premier sans difficulté, suivi aussitôt par Phil. On se met assis, parce que ça risque de bouger pas mal dans le courant.
Il attrape la perche, pose l’extrémité contre le bord et pousse comme un damné pour éloigner le radeau. En quelques secondes celui-ci atteint le courant et immédiatement il est emporté.
— Allez, c’est parti ! lance Hector, ravi.
Phil, lui, n’est pas trop rassuré. Et il a raison. Ce qui se passe ensuite se déroule en quelques secondes. Ce qu’Hector ne savait pas, c’est que le cours d’eau, à certains endroits, est peu profond. Dans un vacarme métallique effrayant, les fûts raclent le fond. Les cordes qui les lient au radeau sont arrachées, et de chaque côté, Hector et Phil voient les quatre fûts surgir de l’eau et être emportés par le courant. Et le poids des deux cousins, toujours assis sur le radeau, le fait s’enfoncer dans l’eau et s’immobiliser au fond. Hector et Phil, sans réaction, se retrouvent les fesses dans l’eau, et ne peuvent que regarder les fûts qui s’éloignent dans le courant en s’entrechoquant parfois, ou en cognant de gros cailloux dans un bruit de ferraille.
Ah, ils ont l’air malins, les deux cousins !
Bon, on fait quoi maintenant ? demande Phil.
Hector est complètement dépité.
— Tu sais quoi ?
— Non...
— Tu te rappelles la peinture de Géricault ?
— Le radeau de la Méduse ?
— Au départ, il avait appelé son tableau « Scène de naufrage ». Ben, tu vois, il aurait pu nous prendre comme modèle.
Et c’est ainsi que pour toujours, dans la mémoire d’Hector et de Phil, cette aventure restera comme celle de leur radeau de la Méduse.
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