Main dans la main
Tout mon univers a basculé un soir de mai. Les invités venaient de partir, François s'est mis à bafouiller, ça nous a fait rire, mais, en voyant la panique dans son regard, j'ai compris qu'il se passait quelque chose. L'instant d'après, il s'écroulait, la tête dans une assiette. Les cris des enfants, sa perte de connaissance, la vaisselle cassée, l'agitation du chien, il fallait réagir. Sans prendre le temps de réfléchir, je l'ai pris sous les bras pour l'allonger sur le sol, puis je l'ai mis en PLS, le téléphone, le SAMU, j'ai secoué mes ados pour qu'ils m'aident. Les pompiers sont arrivés, après un délai qui m'a paru une éternité, puis les médecins urgentistes. Le diagnostic qui m'a été donné, à l'écart, m'a glacée, il s'agissait d'un AVC. Dans la voiture, j'ai tenté de rassurer les enfants, qui avaient voulu absolument m'accompagner, tout en faisant de gros efforts pour rester concentrée sur la route. Des heures d'attente aux urgences du CHU, où il avait été transféré, puis la terrible nouvelle est tombée. François était décédé sur la table d'opération. Je suis incapable de dire combien de temps nous avons passé, les loulous et moi, sur le parking, enlacés et pleurant toutes les larmes de notre corps. J'ai appelé mon frère pour qu'il vienne nous chercher, j'étais trop perturbée et épuisée pour reprendre le volant. C'est à ce moment que j'ai pris conscience que j'étais seule à présent pour veiller sur mes gamins, et que je n'avais pas d'autre choix que de faire face.
En rentrant à la maison, le désordre a ajouté à notre désarroi. Mon frère nous a aidés à ranger, puis il est parti en emmenant les garçons pour la journée.
J'avais à présent la lourde tâche d'aller prévenir ma belle-mère. Je n'avais pas réussi à la joindre et je savais qu'elle prenait des somnifères. Seule et veuve depuis environ cinq ans, la nuit, le téléphone sonnait dans le vide. Lorsque je suis arrivée, elle était installée dans son fauteuil, une tasse de café à la main, elle pleurait, et depuis longtemps, à voir ses yeux gonflés et rougis. J'ai à peine eu le temps de lui dire bonjour qu'elle m'annoncé que son fils était décédé. J'étais complètement choquée et ahurie. Qui avait bien pu lui dire? C'est alors qu'elle m'a expliqué que François était venu lui dire au revoir et il lui avait fait part de sa mort, « Il était une heure vingt. », me dit-elle. J'étais d'autant plus troublée que c'était l'heure de son décès, et qu'elle m'affirmait n'avoir reçu aucune visite. D'ailleurs, mis à part mon frère et les enfants, personne n'était au courant, j'avais tenu à voir ma belle-mère en priorité. J'avais souvent entendu parler de ces phénomènes de communication avec les personnes disparues, ma mère en était convaincue et nous racontait ses expériences, mais pour ma part, j'étais sceptique.
En rentrant, j'ai préparé des vêtements pour les apporter à l'hôpital. La porte de la chambre de Lucas était ouverte et j'ai fondu en larmes devant les cadeaux étalés sur son lit. Plus jamais il ne pourrait fêter son anniversaire sans se rappeler ce jour funeste. Je ne me suis jamais expliquée pourquoi, dans ma famille, à chaque fois qu'il y a un décès, cela tombe le jour d'un anniversaire.
Après les obsèques, nous avons essayé, tant bien que mal, de reprendre une vie normale. Lucas et Noé sont retournés au collège et j'ai repris le travail. Au fil des jours, une sourde angoisse s'est emparée de moi, j'avais la hantise de voir mes enfants partir à la dérive. Je les savais fragilisés, et je savais pertinemment qu'il suffisait de peu pour qu'ils sombrent dans l'alcool, la drogue ou la délinquance. Je faisais tout mon possible pour passer du temps avec eux et leur parler. J'allais souvent au cimetière pour raconter nos journées à François, lui faire part des progrès de ses fils, des petites anecdotes du quotidien. Jamais je n'aurais pu croire que je ferais ce genre de choses. J'avais toujours été étonnée de voir des gens parler à une tombe, ces scènes me faisaient beaucoup de peine et il me semblait qu'il fallait être désespéré pour en arriver là. C'était à mon tour, et cela m'était venu tout naturellement, je comprenais mieux ces personnes.
Les vacances sont arrivées, alors j'ai loué un bungalow, j'avais de plus en plus le sentiment d'étouffer, alors nous changer les idées nous ferait le plus grand bien. Un après-midi, nous étions dans un parc d'attractions, quand Noé est descendu d'un manège, en larmes. Il m'a raconté qu'il avait eu très peur, car soudain, son père lui était apparu, très nettement. Nous avons passé le reste de la journée avec un sentiment de malaise, et avons regagné le camping. Cette nuit-là, pour la première fois, François a fait irruption dans mes rêves, brièvement. Aussi étrange que cela puisse paraître, le lendemain, nous étions sereins et la journée s'est bien passée. Nous sommes rentrés quelques jours après, j'ai passé un maximum de temps avec les garçons, puis la rentrée des classes est arrivée.
Peu de temps après, le comportement de Lucas a changé, il devenait plus distant, plus agressif, ses notes étaient en chute libre. Très vite, le dialogue entre lui et moi est devenu difficile, voire inexistant. J'ai pris contact avec son professeur principal et le CPE. J'appris qu'il avait intégré un groupe de garçons qui posait de gros problèmes, indiscipline, absentéisme, violences. Le CPE soupçonnait certains d'entre eux de fumer des joints. Le ciel m'est tombé sur la tête. Ce que je redoutais était arrivé, et j'étais seule pour me battre pour mon gamin, du moins, c'est ce que je croyais. La semaine suivante, le CPE m'a téléphoné pour me dire que ses soupçons étaient confirmés. Je me rendis au collège et Lucas, convoqué et interrogé, s'est refermé comme une huître. À partir de ce jour, je suis devenue sa pire ennemie. Il ne me parlait plus, séchait les cours, faisait systématiquement tout le contraire de ce que j'attendais de sa part. La seule personne qui parvenait à communiquer avec lui était son frère. Noé était très perturbé par cette situation et je me sentais de plus en plus désemparée. Le CPE et l'équipe éducative m'avaient offert leur aide, le Principal était conscient que la dérive de Lucas était due à son mal-être et il m'avait dit que j'étais la seule maman de cette petite bande à réagir. Une vraie toile d'araignée avait été tissée autour de mon petit gars. Tous ses faits et gestes étaient surveillés et notés, la moindre absence était signalée, car il y avait une zone trouble et il fallait trouver de quoi il s'agissait, et surtout, nous devions tout faire pour qu'il ne sombre davantage.
J'étais à bout de nerfs, je me suis rendue au cimetière et je me suis effondrée sur la tombe. Puis, la colère est montée en flèche, alors j'ai déversé ma rage, je lui ai reproché son absence, je lui en voulais de nous avoir abandonnés. J'ai pleuré longtemps, puis je lui ai demandé pardon, et j'ai imploré son aide. Ses fils avaient besoin de lui, plus que jamais.
Aucun membre de ma famille n'était au courant des difficultés que je rencontrais à ce moment-là, pas plus que ma belle-famille. Je n'aurais pas pu supporter que mon enfant soit jugé par certains d'entre eux, et je n'avais que faire des conseils inutiles de ces mêmes personnes. Seuls, quelques rares amis étaient informés, j'avais besoin de me confier, ils avaient eu l'intelligence de m'épauler sans intervenir. Deux jours après, j'ai reçu un appel de la gendarmerie, je devais m'y rendre avec Lucas pour un témoignage. Ses copains avaient commis des dégradations, et ils s'étaient fait arrêter en possession de drogue. Mon fils a refusé de parler, mais il était très déstabilisé. Ce soir-là, l'ambiance était un peu moins tendue à la maison.
Je me suis couchée tôt, toujours inquiète pour l'avenir de mon gamin. Je me suis réveillée au milieu de la nuit, je voyais clair comme en plein jour. François était là, debout près de moi, il me regardait et n'a pas prononcé un seul mot. Je n'avais pas peur, au contraire, j'ai ressenti un sentiment de plénitude. Je me suis assise au bord de mon lit, je savais que je ne rêvais pas, cette présence était bien réelle. Il a pris ma main, puis la lumière a décliné et il est parti.
J'ai parlé de cette apparition à ma mère, je craignais qu'elle ne me prenne pour une folle, d'autant plus qu'elle ignorait les soucis que je rencontrais, elle m'a répondu tout simplement qu'il était venu me dire qu'il était là pour moi et les enfants, qu'il ne nous avait pas abandonnés. Elle a ajouté que, quels que soient les problèmes auxquels nous devrions faire face, il serait toujours à nos côtés pour nous soutenir. Je suis repartie bouleversée, mais de plus en plus convaincue qu'elle avait raison.
Les gendarmes m'ont appris quelques jours plus tard que les jeunes avaient avoué avoir menacé Lucas de représailles s'il parlait en s'en prenant à Noé. Mon fils était complètement perdu, il a fallu plusieurs semaines et beaucoup de patience pour qu'il retrouve un peu de stabilité. Avec l'aide des gendarmes et l'appui du CPE, plus une thérapie, petit à petit, les choses sont rentrées dans l'ordre et le dialogue s'est renoué à la maison. Je leur dois une fière chandelle, mais je sais que notre bonne étoile était là pour veiller sur nous. Le deuxième trimestre prenait fin, mais j'avais le sentiment que cette histoire avait duré des années.
Depuis cette période, je suis plus attentive à tous ces signes qui trahissent la présence d'une entité. Les enfants ont grandi, et mûri trop vite. Même si nous abordons rarement ce sujet, je sais que ce qu'ils ont vécu avec moi les a profondément marqués. Leurs études terminées, diplôme en poche, ils ont quitté la maison pour travailler, mais ils sont souvent chez moi, et sont très attentionnés. C'est toujours avec beaucoup de plaisir que je les vois arriver, un lien indéfectible nous a soudés. Nous ne parlons jamais de cette triste soirée, mais nous parlons de leur père. Je le retrouve en eux, dans leurs gestes, leurs attitudes, certains traits de caractère.
Issue d'une famille nombreuse, et étant la plus jeune, j'avais été couvée et maternée par les aînés. Lorsque je me suis mariée, il m'a poussée en avant, j'y ai gagné en maturité et en autonomie, mais je me reposais facilement sur lui quand je devais faire face à des obstacles. Quand il nous a quittés, j'ai été obligée de prendre sur moi pour aller de l'avant et affronter les épreuves. J'ai très vite compris que je n'étais pas seule, j'ai puisé dans des ressources insoupçonnées. Un souffle, une certitude de présence à mes côtés, son visage qui s'imprimait clairement dans mon esprit confus, m'ont donné la force de me battre. Dans les périodes de préoccupations, il m'arrive de me réveiller la nuit, parce que je sens une caresse sur mon bras, une main dans la mienne, le bord du lit qui s'affaisse, comme lorsqu'une personne s'assoit, des mouvements dans la chambre, ou sur la place vide à côté de moi, car je n'ai jamais pu me résoudre à occuper cette place. Le matin, je me lève, rassérénée, avec la certitude que mes soucis ne sont pas si graves, et que je réussirai à les résoudre, puisqu'il est là. Je garde ces réflexions pour moi, car je sais que peu de gens sont à même de comprendre ces manifestations, qui peuvent passer pour des excentricités et ainsi, susciter des moqueries.
J'ai froid, pourquoi fait-il si froid ? Bien sûr, je ne suis pas assez habillée, un tee-shirt ne suffit pas par ce temps. Il y a du vent, ça souffle de plus en plus fort, j'ai bien peur qu'une tempête ne s'annonce. Je réalise soudain que tu es à mes côtés, nous marchons en silence, main dans la main. Pour aller où, je ne sais pas. Peu importe, j'irais au bout du monde avec toi. Nous avançons, face au vent, et notre progression est de plus en plus difficile. La pluie se met à tomber, de grosses gouttes éparses, puis plus fort, plus dru. Nous sommes trempés jusqu'aux os et nous pataugeons dans les flaques. Les feuilles s'envolent et nous giflent le visage, la pluie nous glace. Un sifflement sinistre heurte nos oreilles, les arbres gémissent sous la pression des éléments. Nous sommes seuls, ni voiture, ni âme qui vive, aussi loin que peut porter notre regard. Les oiseaux ont déserté les nues pour se mettre à l'abri. Nos mains se cramponnent, je ne me lasse pas de te regarder malgré le déluge. Ce mutisme au milieu du vacarme est bien plus éloquent que tous les maux de la terre. Nous cheminons soudés et en osmose, en luttant contre la nature en colère. Je ne sais pas depuis combien de temps nous marchons ainsi. La route est interminable. Brusquement, une rafale nous déséquilibre et nous pousse dans le fossé. La chute est amortie par le sol gorgé d'eau, nous nous relevons, sales et transis, et reprenons notre progression qui devient très ardue. Derrière nous, un arbre, déraciné, s'abat dans un fracas assourdissant. Nous nous mettons à courir, du moins, nous essayons. C'est à ce moment que nous réalisons que nos pieds ne touchent plus le sol, nous sommes portés par l'ouragan qui nous emmène au gré de ses caprices. Je ne parviens plus à te distinguer, mais je sens ta main qui s'agrippe à la mienne. L'eau dégouline entre nos doigts et je comprends que tu m'échappes inexorablement. La panique me gagne quand le contact est rompu, je ne peux plus te voir, je ne peux plus te rejoindre ni te toucher. Alors, je me mets à crier ton nom.
Je sursaute.
Je me réveille.
Je suis dans mon lit, en sueur, désorientée.
Ce cauchemar me trouble profondément.
Paradoxalement, j'éprouve un sentiment de bien-être, car tu étais là, avec moi, et je n'avais pas peur.
Ça fait longtemps que tu es parti, trop longtemps.
Mais je sais que tu n'es jamais loin.
Et puis, tu viens parfois me rejoindre dans mes rêves.... ou mes cauchemars.
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