Marguerite est une septuagénaire « dans le vent », comme on dit. Enfin, c’est ce qu’elle pense d’elle-même. Le cheveu court grisonnant, elle est mince et ne paraît pas son âge. Elle est dynamique, fait du sport chaque semaine avec les copines de sa génération, de la gymnastique dans le vieux lavoir du village, et de la marche.
Sa fille qui travaille lui a demandé si elle pourrait amener son fils Axel, âgé de dix ans, en consultation chez l’anesthésiste à Metz en vue d’une opération chirurgicale bénigne.
Marguerite acquiesce bien évidemment. Une journée avec son petit-fils, ça va être super ; après, ils en profiteront pour aller chez Akié, ce grand magasin Norvégien que Marguerite affectionne tout particulièrement ! Elle qui habite dans un petit village, où ce sont encore le boulanger et le boucher qui viennent à eux avec leur camion, se promener dans ce magasin la dépayse et elle trouve beaucoup de petits objets à moindre prix.
C’est donc avec Gilles son époux, que l’on surnomme plutôt Gillou, qu’ils partent dans leur Kangoo en direction de Metz, en ce beau matin d’été.
Après voir bien tourné dans cette grande ville, les voilà enfin sur le parking du centre de soins. Mamie Marguerite rassure son petit-fils qu’elle imagine un peu inquiet à la perspective de rencontrer l’anesthésiste :
— Le monsieur va te poser des questions, et il t’expliquera comment ton opération des oreilles va se dérouler. C’est tout, après on ira dans ce grand magasin dont je t’ai parlé.
Axel sourit à sa grand-mère. Il n’a pas peur, il a dix ans quand même ! La perspective d’aller dans cet hypermarché ne l’enchante pas vraiment, heureusement il a son portable dans la poche… Enfin, si ça fait plaisir à mamie, pourquoi pas ?
Arrivés dans le hall d’entrée de l’hôpital, ils sont surpris : que de monde ! Et que de secrétaires, chacune dans un box ! Vers laquelle se diriger ? Devant l’air indécis de Marguerite, une dame qui fait la queue lui indique gentiment qu’elle doit prendre un ticket dans une sorte de présentoir moderne. Le morceau de papier, sur lequel est inscrit un numéro, sort tout seul, il faut juste tirer dessus. Oui, mais vers quelle machine se diriger : celle qui délivre les numéros verts ou celle qui délivre les numéros rouges ? Marguerite s’enquière auprès de la gentille dame qui l’a déjà renseignée. Le rouge c’est pour l’admission à l’hôpital et le vert pour une consultation. C’est Axel qui va tirer le ticket vert.
L’enthousiasme de Marguerite fond comme neige au soleil à mesure que le temps passe ; car le problème de cette mamie « dans le vent » est cette boule au ventre qui grossit aussitôt qu’elle doit se servir d’une machine qu’elle ne connaît pas. Vous voyez de quoi je veux parler : tous ces automates du XXIème siècle qui envahissent peu à peu notre vie et qui sont sensés nous simplifier l’existence. Marguerite est ce qu’on peut appeler une technophobe. Elle n’y peut rien, c’est comme ça. Lorsqu’elle doit s’adresser à quelque chose plutôt qu’à quelqu’un pour obtenir un service, elle panique et « sa boule » prend de l’ampleur.
Les voici donc assis en attendant leur tour pour se faire connaître et remplir un formulaire en vue de la visite auprès de l’anesthésiste. Ils scrutent tous les deux l’écran qui va leur indiquer qu’ils peuvent se rendre auprès de la secrétaire.
Soudain, mamie sursaute et se lève d’un bond :
— Viens, Axel, c’est à notre tour ! Le numéro treize vient de s’afficher !
Ils s’avancent vers l’un des nombreux compartiments.
— Je ne vous ai pas appelés, ce n’est pas le bon bureau. Retournez à votre place ! annonce la secrétaire d’un ton sec.
Une patiente explique alors à Marguerite qu’en dessous du chiffre affiché à l’écran, le numéro du bureau, vers lequel la personne doit se rendre, est inscrit. Avec bien du mal, la pauvre mamie remarque qu’effectivement, il y a bien quelque chose d’écrit, mais si petit ! Bien trop petit pour ses yeux fatigués. Bien sûr, elle aurait besoin de consulter son ophtalmo comme chaque année ; elle a bien essayé de prendre rendez-vous, il y a un mois, mais que c’est compliqué ! Elle a entendu pendant plusieurs secondes, qui lui ont paru des minutes, voire une heure, la petite musique de nuit de Mozart, qu’elle aime beaucoup, mais en d’autres circonstances, puis le répondeur lui a demandé de prendre rendez-vous par mail à l’adresse suivante : monoeilvamal@.fr
Elle attend donc la réponse du médecin.
***
Les voilà enfin munis des papiers dûment remplis ; ils se dirigent vers la salle d’attente du praticien. La secrétaire leur a dit comment se repérer dans ce grand centre :
— C’est facile... vousprenezlascenseuràdroiteetvousuivezlesflèchesjaunesàterre.
Marguerite a tendu l’oreille comme elle a pu, mais elle n’a rien compris. Son visage était de plus en plus crispé et la « boule » était toujours là…
— Pourriez-vous répéter un peu moins rapidement, s’il vous plaît mademoiselle ? Je n’ai pas bien compris.
La secrétaire a poussé un soupir de lassitude ou d’énervement, et a recommencé sa phrase plus lentement :
— Vous prenez l’ascenseur à droite et vous suivez les flèches jaunes à terre.
— Je vous remercie, mademoiselle.
— Mamie, la dame elle va participer aux Jeux Olympiques ?
— Aux Jeux Olympiques ? Qu’est-ce que tu me racontes, Axel ?
— Ben oui, elle parle si vite, c’est peut-être qu’elle s’entraîne dans une nouvelle spécialité sportive, le «linguarapidisme ».
Mamie pouffe de rire, ça lui fait du bien.
— Elle va nous ramener une médaille d’or, dans ce cas.
***
Dans les couloirs, les yeux sont rivés à terre…
— Suivre les flèches jaunes, c’est quoi ce délire ?
— Mais c’est un jeu de piste, mamie, c’est super !
Axel se réveille à mesure que l’enthousiasme de Marguerite s’éteint. Il y a des flèches de toutes les couleurs, des bleues, des rouges, des jaunes ; le couloir est un vrai labyrinthe composé d’innombrables allées.
Soudain…plus de flèches jaunes ! Que faire ?
— T’inquiète, mamie, on va suivre les vertes.
— Allons-y pour les vertes ! répond mamie à cran.
Les flèches vertes s’arrêtent devant le bureau des infirmières.
— Mais ce n’est pas ici que vous devez vous rendre, on vous a dit les flèches JAUNES !
— Elles ont disparu devant l’ascenseur.
— Eh bien, montez dans l’ascenseur ! Après, vous tournez à droite.
Devant l’air de plus en plus dépité de sa grand-mère, Axel essaie de la rassurer :
— T’inquiète, mamie, on va y arriver.
***
La visite médicale s’est bien passée, Marguerite va mieux, « sa boule » aussi ! Enfin, la journée va pouvoir se dérouler tranquillement !
Arrivés chez Akié :
— On va passer à l’accueil pour prendre une carte de fidélité. Martine, mon amie me l’a recommandée. Il paraît que ça vaut le coup.
Gillou et Axel vont l’attendre sur le petit banc à quelques mètres.
Souriante et détendue, Marguerite s’adresse à l’hôtesse :
— Pourriez-vous me donner une carte de fidélité, madame ?
— Bien sûr, madame ! Vous allez la préparer vous-même sur notre écran.
Marguerite se fige, elle sent la boule, là, sur le ventre qui grossit de nouveau.
— Il va falloir m’aider, madame, parce que vous savez, moi et les machines…
L’hôtesse allume l’écran… et s’en va ! La septuagénaire prend une grande inspiration et commence à répondre au questionnaire. Paf ! Voilà qu’elle a commis une erreur de frappe. Comment effacer ? Où est la touche ? Marguerite s’affole, elle appuie n’importe où et la page se referme. Elle essaie d’en ouvrir une autre. Pas moyen, la machine infernale la nargue, c’est sûr !
Marguerite est à cran et cette hôtesse qui ne revient pas.
— Axel, peux-tu venir à mon secours ?
En deux, trois clics la carte de fidélité est prête ! Mamie est assez énervée et tellement déçue, « son » magasin préféré a bien changé, et la joie qu’elle éprouvait ce matin, en montant dans la voiture, s’est éclipsée, derrière la boule.
— Nous allons nous restaurer à la cafétéria, ça va te remonter le moral, annonce Gillou.
Le repas est simple, mais bon. Marguerite est plus détendue et elle retrouve le sourire.
— Mamie, où sont les toilettes ?
— Viens, je t’accompagne.
En sortant des toilettes, Axel se lave les mains et il constate que tout est automatique : pas besoin de tourner le robinet, il y a une cellule, et pour le séchage des mains, c’est pareil. Il faut seulement bien les positionner.
— La chasse d’eau est rigolote, il y a un lave-fesses.
Devant le regard interrogatif de ses grands-parents, le petit-fils s’explique :
— Oui, la chasse d’eau s’est mise à m’arroser trois fois, c’est pourquoi je pense que c’est un lave-fesses.
La grand-mère pouffe de rire,
— Trois fois ? Un lave-fesses ? Mais on marche sur la tête !
***
La visite dans les rayons se poursuit après le déjeuner, puis les voilà devant les caisses. Il y en a une bonne vingtaine. Nouvelle déception pour mamie, il n’y a plus aucune caissière, seulement des caisses automatiques ! La boule réapparaît, crispant de nouveau tout le corps de Marguerite. Comment vont-ils sortir de ce nouveau piège ? La mamie n’avance plus, la boule pèse dans ses entrailles. Axel comprend le problème, il prend une à une les babioles achetées, qui font le bonheur de sa chère mamie, et il les scanne. Ensuite il va scanner le ticket reçu contre la porte de sortie.
— Si on veut sortir, il n’y a pas moyen de procéder autrement.
Au contact de la cellule, comme par magie, la porte s’ouvre.
— Même pas besoin de dire « Sésame, ouvre-toi !
***
Le trajet de retour est animé entre Axel et son papy. Marguerite reste silencieuse. Elle a l’impression d’avoir trente ans de plus et pour la première fois, elle se sent être une grand-mère.
***
Arrivée dans leur petit village, elle n’a qu’une phrase à répondre à sa voisine qui lui demande comment s’est passé la journée :
— Quelle journée de maboule !
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