Je m'assieds
« Parmi vous, en est-il un qui, voulant bâtir une tour, ne s’asseye d’abord pour calculer la dépense, ou bien quel roi, à qui un autre roi a déclaré la guerre, ne s’assied d’abord pour délibérer s’il peut tenir tête ou s’il négocie la paix ? » (Luc 14 : 28-32). Lorsque Jésus évoque la nécessaire réflexion avant une décision importante, il utilise l’image de l’homme assis, la position même du Penseur de Rodin. Impossible de penser et de décider en s’agitant.
Or notre société est à la fois pressée et avide de distractions, ce que reflète la publicité. Par exemple, sitôt de retour du travail (et de l’école), une petite famille sort en courant de sa voiture pour ne pas manquer le début de la série diffusée sur le petit écran. Pascal appelait cela le « divertissement », qui nous empêche (ou nous épargne ?) de penser. Si l’homme « aime tant le bruit et le remuement », c’est que cela « l’empêche de penser à lui » ; s’il est privé de divertissement, « le voilà malheureux ». Déjà au dix-septième siècle ! Voire au premier ! Qui donc écrit : « Cesse de te laisser emporter par le tourbillon », « Arrête cette agitation de pantin », « resserre-toi sur toi-même » ? C’est l’empereur Marc-Aurèle.
Qu’est-ce en effet que l’homme s’il ne pense pas ? S’il n’interrompt pas ce cycle de travaux et de distractions, s’il ne s’assied pas pour lire, écouter, méditer, contempler ? Comment Descartes a-t-il conçu son « Cogito, ergo sum... je pense donc je suis » ? « Sans conversation qui me divertît ni passions qui me troublassent, je restai tout le jour enfermé à m’entretenir de mes pensées ». S’asseoir implique donc silence et solitude, deux notions qui suscitent la peur chez beaucoup, car « le silence de la solitude révèle à leurs yeux leur moi dans sa nudité et ils voudraient s’enfuir » (Khalil Gibran).
Et pourtant ! Il y a là des trésors cachés. Marc Aurèle les fait entrevoir : « Rends-toi enfin compte que tu as en toi quelque chose de plus divin que ce qui t’agite comme une marionnette. Creuse au-dedans de toi ; là est la source du bien, qui peut toujours jaillir si tu creuses toujours ». « O beata solitudo ! O sola beatitudo ! » s’exclamait Saint-Bruno, fondateur de la Chartreuse. Sans atteindre les hauteurs de la mystique cartusienne ni même y prétendre, l’écrivain assis seul à sa table est admis à goûter quelques gorgées de cette féconde béatitude !
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