Dubourg daniel 64 nouvelles 42023

Et c'est celle de...

Daniel DUBOURG

 

Anton

Dans le salon de la coquette maison règne une ambiance feutrée. Des bouquets sont serrés sur un guéridon ovale couvert d’une nappe de dentelle. Sur le piano, la photographie d’un garçonnet, tête penchée sur le clavier, semble attirer de nombreux regards.
       La famille se réunit ce dimanche pour les quatre-vingts ans d’Ariane, autrefois soprano à l’opéra de la ville toute proche.
       Le piano reste souvent fermé. Pas seulement pour se protéger de la poussière, mais aussi parce que les doigts de Mamie se sont courbés et raidis. Parfois pourtant, elle en soulève le capot et égrène lentement quelques notes d’une berceuse qu’elle joue depuis toute petite. Elle pose avec délicatesse ses doigts sur les touches, les effleure, les caresse presque. Pendant que les notes s’envolent et emplissent la pièce, la femme ferme les yeux et s’évade avec elles pour un court voyage autour du lustre du boudoir. Elle est sur la scène; elle va chanter d’une voix filée qui va prendre force lentement pour atteindre la voûte. Ses doigts sont raides, déformés, douloureux parfois.
       Une pause. Elle fixe longtemps le visage d’Anton, son petit-fils qu’elle imagine quelque part, au bout du monde. Elle se rappelle les premières notes que le gamin a jouées de ses petits doigts, de ses gestes hésitants, de son étonnement ravi, de ses gestes hésitants, aux premiers accords qu’il a posés, charmé par l’harmonie des sons.
       Ariane se souvient de cet enfant délicat, souvent évadé dans ses pensées, tête en l’air, comme absent, qui lui donnait l’impression de s’enfouir dans la musique, les yeux allant de la partition au clavier pour s’envoler imperceptiblement vers la lumière du jardin.

       Les invités arrivent par à-coups, petite grappe endimanchée. On pose des boîtes enrubannées un peu dans tous les endroits. Poignées de mains, embrassades, éteintes chaleureuses parfois, discrètes ou prolongées.
      Mamie est aux anges ; elle ne pouvait imaginer meilleure rencontre. Elle a confié la préparation culinaire à un voisin traiteur pour régaler ses adorables visiteurs : une bonne vingtaine de convives : la famille proche, quelques amis de l’orchestre, une habilleuse.
       Anton n’a pas pointé le bout du nez depuis quelques années.
Une carte postale parfois où est écrit un « Mamie, je t’aime. Je viendrai dès que je pourrai. Bisous ». De rares coups de fil, tout cela rassurait la grand-mère qui imaginait souvent son Anton courant de par le monde, puisqu’il semblait avoir la bougeotte.

       Malgré son âge, mamie garde bon pied bon œil. Et ce jour, elle est si heureuse de sentir ses invités proches. Anton n’a pas oublié cette date marquant l’anniversaire de sa chère aïeule si patiente, attentive et si bonne à transmettre la délicatesse et l’émotion par le simple contact des touches :

— Tu vois, Anton, la musique passe par le cœur, toujours.

      Des pneus crissent sur le gravier de la courette située derrière la maison, comme une meule sur le grain. Une portière claque. Ariane n’a rien entendu. Il faut dire qu’elle est un peu sourde. Dans le salon le brouhaha commence à s’amplifier. Un homme entre rapidement dans la pièce, qui surprend l’assistance. Il va droit au piano, en soulève le couvercle, s’assoit et se met à jouer. C’est le grand silence. Mamie ne semble ne pas avoir bien compris ce qu’il se passe. Mais aux premières notes du concerto pour piano de Mozart, elle pose le verre qu’elle tient en main, s’immobilise, écoute. D’une main, elle écarte quelques invités. C’est bien lui ? Anton ? Comment a-t-il fait pour entrer si aisément ? Peu importe. Elle ferme les yeux et se laisse bercer par la mélodie. Personne n’a bougé.
       Anton se lève. Tous les regards convergent vers lui. Comme il a encore grandi, depuis tant d’années, depuis la photo ! Il va droit vers sa grand-mère qu’il serre fort, longtemps, puis embrasse comme autrefois  :

— Je voulais te faire la surprise ! Je reviens tout juste de Tokyo où un concert a été annulé.
— Mais comment as-tu fait pour entrer, mon grand, s’étonne la vieille dame, après un soupir de bonheur ?
— Un jour, rappelle-toi, tu m’as donné une clé de la buanderie et tu m’as dit d’un air amusé : « Garde-la sur toi. On ne sait jamais ; si l’idée te venait d’arriver à l’improviste un jour où je ne suis pas à la maison. »

       Anton prend délicatement sa grand-mère par la main et l'entraîne vers le piano. Il pose le cadre sur un appui de fenêtre, soulève le couvercle, installe un autre tabouret devant le clavier :

— Viens, mamie, nous allons jouer une petite pièce à quatre mains. Tu veux bien ? Ce sera l'un des plus beaux jours de ma vie.

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