Deuxième Prix

L'horloge
de Christian PIOCHE
(Metz - 57)

Dans le salon l’horloge vocale chanta : « Tic-tac, sept heures, debout dormeurs, debout dormeurs, sept heures ! », comme si elle craignait que personne ne se lève.
Comme si elle craignait que personne ne se lève !

En effet, son plaisir était de raconter des histoires. Et pour raconter ses histoires, un auditoire lui était indispensable. Il faut dire qu’elle était en quelque sorte victime de sa singularité ; Depuis que l’horloge parlante avait pris sa retraite, elle était la seule horloge à savoir parler et, mieux encore, à pouvoir chanter !
Elle racontait des histoires à dormir debout et c’était bien là le problème. Dès que des personnes pénétraient dans le salon, elle proposait aussitôt de leur dire une histoire. Elle adorait ça.
Et c’est ce qu’elle venait de faire quelques heures plus tôt quand les trois gamins de la maison étaient rentrés pour le goûter. Ils avaient à peine eu le temps de pénétrer dans le salon qu’elle se mit à chanter : Tic-tac, quatre heures, oyez l’histoire, la belle histoire, quatre heures !
Les six oreilles à l’unisson portèrent leur attention sur l’horloge qui se mit à raconter :

« Emulp était un petit être. Il souffrait beaucoup. Son corps était couvert de taches jaunes qui lui mangeaient la peau. Ces parasites, appelés émoticônes, provoquaient la paralysie de tous les doigts sauf l’index ; ceux qui en étaient atteints ne pouvaient plus s’exprimer que par le langage basique de pictogrammes en cliquant de leur doigt valide sur un écran.
Sa vie était devenue un enfer… Il faisait tout à l’envers.
Il marchait sur les mains tant ses pieds le brûlaient. Son handicap l’empêchait de travailler et l’avait plongé dans la tristesse et la pauvreté… Emulp était cueilleur de lettres… Emulp pleurait… Comme il se promenait un dimanche à Fleury, il s’arrêta devant un champ de lettres. Louise et Pierrot, les deux jardiniers étaient en train d’y travailler. La terre claire était finement ratissée et les sillons parfaitement rectilignes et parallèles traçaient de fines lignes bleues… Ils œuvraient avec un tel amour et un tel soin qu’on entendit un petit oiseau, qui survolait le champ, s’écrier : « On dirait une feuille de cahier d’écolier ! » ; c’était un oiseau-lyre [LIRE].
Louise et Pierrot aperçurent Emulp et virent qu’il pleurait. Ils lui firent signe de s’approcher, ce qu’il fit tant bien que mal. Emulp leur raconta son histoire et ils en furent bouleversés.
Alors, ils cueillirent six lettres et lui offrirent : un P, un O, un É, un S, un I et un E. Ils déclarèrent à Emulp que ces lettres étaient dotées d’un pouvoir magique et lui rendraient la joie de vivre… Emulp fut très ému et les remercia. Il rassembla les lettres en un petit bouquet et rentra chez lui…
Il prit un joli vase de cristal, le remplit d’eau claire et y plongea le bouquet. Instantanément, des dizaines de lettres se mirent à éclore sur chaque tige. Chaque fleur prit la forme d’un prénom : François pour l’une, Suzanne pour l’autre, Dominique pour celle-ci, Nathalie pour celle-là, et encore Anne ici, et puis Jean-Luc par-là, et Yves, et Yann, et ensuite Lydia, puis Didier à la suite, puis Christian, et encore Hélène et Monica !
Cette éclatante gerbe de prénoms l’envahit de bonheur…
Emulp riait…
La prophétie des deux jardiniers magiques, Louise et Pierrot, venait de se réaliser. Sa peau était de nouveau blanche immaculée. Les émoticônes avaient disparu. Il avait retrouvé miraculeusement l’usage de ses doigts. Il marchait de nouveau sur ses pieds. Et ses pieds se mirent à danser en dessinant des vers qui formèrent des rimes…
Emulp venait d’écrire son plus merveilleux poème.
Sa vie s’était remise à l’endroit et même son nom. Emulp [E.m.u.l.p.], le cueilleur de lettres, s’appelait en réalité Plume [P.l.u.m.e.].
Et c’est parce que son nom était Plume qu’il avait rêvé d’être et était devenu cueilleur de lettres ! »

Bien avant que l’histoire se termine, les gamins s’étaient endormis… Debout ! Car il s’agissait vraiment d’une histoire à dormir debout. Il était sept heures et les gamins dormaient encore. Les parents allaient bientôt rentrer et c’était bien là la crainte de l’horloge. En effet, ses histoires perturbaient tellement la vie quotidienne que les parents l’avaient menacée de l’abandonner dans une brocante en cas de récidive.
Dans le salon l’horloge chanta : « Tic-tac, sept heures, debout dormeurs, debout dormeurs, sept heures ! » et les gamins se réveillèrent. Elle avait échappé à la brocante. Elle avait eu chaud !

Si un jour vous passez par-là, toquez à la porte. Vous aurez peut-être la chance d’entrer dans le salon et d’entendre les histoires extraordinaires d’une horloge au corps de Vosgienne et au cœur de Lorraine. Si, toutefois, vous l’apercevez dans une brocante, achetez-là. Vous ne le regretterez pas.