Pupuce
Elle vient de nous caler sur ses genoux. C’est bon signe. Après les bousculades, elle a trouvé une place assise et mon hôte va pouvoir à nouveau respirer.
Je les ai repérés aux Halles, en bas d’un escalier, dans ma galerie préférée de la ligne B. Affolée, Mémère forçait Kiki chéri à entrer dans un sac pour qu’il échappe au troupeau de chaussures qui descendait au galop, écrasant tout sur son passage. Je me suis dit que ces deux-là feraient l’affaire et j’ai bondi sur la truffe rebelle avant la fin de l’emballage. Depuis, j’attends la suite dans le noir en me faisant toute petite.
Un doigt se glisse dans le sac et décoince la fermeture bloquée dans les frisettes. Je m’accroche sur la tête impatiente. Elle surgit du paquet et me voilà propulsée dans la lumière tandis qu’une sonnerie annonce un départ imminent. Je découvre les passagers sur lesquels la partie va se jouer. Taïaut, taïaut ! Que du beau monde ! C’est l’embarras du choix. Y’en a de toutes les formes et de toutes les couleurs ! Mais ils s’ignorent et sont tristes à mourir…
J’ai trois minutes pour accomplir ma mission : égayer tout ça en assurant ma survie et celle de mon espèce. Ce sera fulgurant. Au prochain arrêt, je décroche et je me replie. Je squatterai un nouvel hôte. Il me portera hors de la rame avant que ne se déclenche une alerte générale, un sauve-qui-peut entraînant des représailles à mon égard. Eh oui, la vie est belle, je ne veux pas finir éclatée entre deux ongles vengeurs !
Les portes se ferment. L’accélération de la rame stimule mes hormones. Attention la foule, me voilà ! C’est moi Pupuce, la reine des puces ! Pas de préliminaires, je saute sur tout ce qui bouge : je pique, je suce, je ponds !
Plutôt que de perdre mon temps en spéculations, je plaque le bichon et me jette dans le tas. Aïe ! Ma trajectoire est détournée par un éternuement qui me projette vers le sol. Je me raccroche au rebord d’un escarpin et me glisse entre les mailles d’une résille.
J’escalade le mollet. Délicieux assemblage, long en bouche, bien équilibré avec des nuances de fruits rouges et de poivre. Encore une rasade avant le genou. Ahhh ! La jambe s’anime et se lève un peu… j’entrevois une peau bien tendre, mais je ne tomberai pas dans le piège : je file, les démangeaisons commencent et le mollet meurtri vient se frotter sur le tibia voisin. Vite, je glisse trois œufs sous la jupe et hop, je m’évade en bondissant.
Zut, je retombe sur un jean épais. Heureusement, il est troué ! Je me glisse sous une poche en sondant l’épiderme qui frémit sous mon ardeur. Les premières gouttes toute sucrées promettent une belle aventure. Mais une main enragée vient tout gâcher. Dépitée, je quitte mon diabétique. Je me déleste de quelques granules brunâtres avant la sortie, car il faut bien faire de la place pour la suite, puis je me projette sur le dossier de la banquette d’en face.
Magnifique ! Plus bas, des boutonnières ont cédé sur un joli décolleté. Je me laisse glisser vers le cœur abandonné et dessine un pointillé délicat le long d’une veine bleutée. Hum ! J’aspire à longues goulées une hémoglobine crémeuse au goût de noisette. Vite, je dépose ma ponte reconnaissante dans la couture des bonnets. Secoué par un index enragé, un foulard de soie vient couvrir ma descendance. Il assurera une douce incubation avant l’éclosion des jeunes larves. Et je m’échappe vers l’allée centrale.
Ils sont face à face à se regarder sans oser. Je passe par le col du premier et je pique en rafale sous la chemise… jusqu’au ventre. À chaque tir, j’avale une gorgée boisée aux effluves puissants. Dans la foulée, je dépose ma ponte dans le panier du nombril tandis que le cou et les épaules s’agitent sous les démangeaisons naissantes.
Curieuse, la seconde s’est approchée. Je sens son souffle court en sortant. Je me sauve avant qu’elle ne me découvre. Je la contourne par-derrière. Elle lève les bras et se hisse sur la pointe des pieds. Son pantalon trop court me fait gagner du temps. Je pique dans le jambon à travers la dentelle, aspire avidement une sauce vanillée, et descends dans le pantalon en semant mes petites graines dans les ourlets.
Quoi ? Le train ralentit déjà ? Il faut finir le job ! Vas-y Pupuce ! Hop, saute à droite, saute à gauche, en avant, en arrière, marque ton terrain dès que tu te poses et tiens la cadence.
Je fore, je creuse, je me démène, j’embrasse, j’aspire, je me gave et je pompe encore, je gonfle… je gonfle et je ponds ! Profitez, j’en lâche treize à la douzaine !
Du haut d’une épaule, je reprends mes esprits et contemple mon œuvre. Partout ça gigote, ça chatouille et ça gratouille. Les mains s’agitent et se baladent sous les manteaux, les corps se frottent et se mettent à danser, ça tousse et ça s’étouffe, ça tressaute à gorge déployée dans les crissements de freins qui précèdent l’arrêt.
Eh ! Vous qui êtes devant la porte, prêt à sortir ! Vous qui vous retournez encore pour profiter du spectacle ! Vous ne comprenez rien à la chose ? Normal, vous ne me connaissez pas. Vous l’ignorez, je suis sur VOTRE épaule. Oui, c’est vous que j’ai choisi pour descendre …
Mais que vois-je ? Quel est ce nez qui dort sur un carton le long du quai près d’une bouteille étoilée ? Un nez couperosé à souhait ! Un nez à la fraise illuminé pour les grandes occasions ! Je devine les ondes violacées qui circulent sous la peau au rythme saccadé des ronflements éthyliques. Cela ne vous émeut donc pas ? Vous passez insensible près de lui en tournant la tête ? Eh bien ! je vous laisse là pour l’instant ! Je n’y résiste pas, je saute vers la fiole pour une petite liqueur. Je l’ai bien méritée. Du fond de la galerie, elle me conduira au septième ciel. J’attendrai votre retour en rêvant.
Ce soir, je vous accompagnerai jusqu’au prochain arrêt. Parole de Pupuce ! Et dans l’intimité du boyau obscur, avant de vous quitter, je vous taxerai d’une gâterie qui vous laissera quelques souvenirs. Ça aussi vous ne le savez pas. Pas encore.
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