Plumes
In pluma Veritas
Acte 1
L’horloge de l’église venait d’égrener dix coups. Odette posa son chiffon, se lava les mains et enfila sa veste et ses chaussures.
Depuis qu’elle était en retraite, elle savait que c’était l’heure idéale pour aller au pain, un petit quignon dont la moitié finirait dans un clapier de sa voisine. À dix heures, le ménage était terminé et il restait de la marge pour préparer le repas. Donc, si on croisait quelqu’un, on pouvait se permettre de tailler une petite bavette…
Odette avait pris sa retraite depuis quelques mois et menait une vie simple et sans histoire, dans un charmant village des côtes de Meuse. Elle vivait seule dans une maisonnette entourée d’une pelouse et d’un jardin, de nombreux massifs de fleurs ponctuaient l’espace. Elle était discrète et sympathique.
Son prénom l’avait prédestinée à son métier : elle travaillait aux impôts et sa tâche consistait au recouvrement des retards et impayés.
Ses passe-temps favoris étaient le jardinage, la lecture et les mots croisés. Elle avait gardé quelques amies avec qui elle sortait ou allait marcher. Une fois par mois, la soirée était consacrée à une sortie en boîte, correspondant évidemment à des personnes de leur âge ! Thé dansant plutôt que disco. Une vie tranquille, loin de l’agitation et les commérages du bureau.
C’était l’occasion se défouler et voir du monde et surtout, faire enfin preuve d’élégance. Depuis qu’elle ne se rendait plus au travail, elle attachait peu d’importance à sa tenue, la priorité était maintenant donnée au confort. Finis les hauts talons ! Vive les crocs et les claquettes ! Il se pourrait qu’un jour elle rencontre un gars sympa avec qui elle aimerait passer quelques moments. Ce n’était néanmoins pas le but premier de son existence. Elle aimait trop vivre au rythme de ses propres envies et désirs.
Ce jour-là, la demie de onze heures retentit lorsqu’elle arriva devant sa boîte aux lettres. Rien d’intéressant sinon, sous les enveloppes, tout au fond de la boîte, une petite plume, bien duveteuse. D’un geste sec, Odette l’envoya valser dans la pelouse.
Le lendemain, toujours au retour de la boulangerie, Odette découvrit deux plumes semblables.
Elle s’agaça d’être obligée de manipuler ces intruses en période d’épidémie de grippe aviaire !
Serait-ce un oiseau qui essayait de nicher dans la boîte aux lettres ? Ça c’était déjà vu !
Au regard de la taille de l’ouverture, Odette ne voyait guère que le troglodyte mignon qui pourrait passer à l’intérieur… À la réflexion, s’il pouvait entrer, le clapet, en se rabattant lui interdisait de ressortir. Bon, affaire à suivre !
Le jour suivant, une poignée de plumules envahissait l’espace dédié au courrier. C’en était trop ! Ni une, ni deux ! Odette alla crier vermine chez Noémie, sa voisine. Celle-ci resta perplexe… Rien à signaler de son côté. Le tout fut envoyé valser de l’autre côté de la clôture du voisin d’en face. Elles décidèrent néanmoins de jeter un œil pour surveiller les passages dans la rue.
Un jour plus tard, Odette poussa un soupir de soulagement en découvrant qu’aucun objet indésirable n’encombrait sa boîte aux lettres. Au dépouillement de son courrier, elle déchanta néanmoins : à l’ouverture d’une enveloppe ordinaire, une plumule tomba à ses pieds, pfffff ! La semaine se termina sans exaction à déplorer.
Le temps passa, Odette ne parla de l’incident à personne hormis sa voisine. Elle classa l’affaire car elle avait bien d’autres chats à fouetter (à défaut des petits rigolos qui essayaient de se payer sa tête). Dans le village personne ne parla de rien, elle était certainement un cas isolé.
Un matin, une enveloppe format A5 apparut parmi la pile de pubs qu’elle s’apprêtait à jeter dans son sac jaune. Elle se fit la réflexion qu’il fallait vraiment être vigilant avec toute cette paperasse qui encombrait la boîte aux lettres…
La missive avait une consistance bizarre, on sentait qu’elle contenait un objet avec une partie rigide. Elle ne put attendre et l’ouvrit dans la rue, elle déchira prestement l’enveloppe de laquelle s’échappa une rémige, la couleur lui signifia qu’elle provenait certainement de l’aile d’un pigeon ramier, identique à celles qu’elle trouvait sous son sapin où cette espèce avait décidé de nicher. De rage, elle balança l’objet et le foula de ses pieds.
Et voilà, c’était reparti pour un tour ! Les plaisanteries les plus courtes sont pourtant connues pour être les meilleures ! « Juge l’oiseau à la plume et au chant ! » répétait Mémé.
« Qu’aurais-je donc à faire d’un ramier qui viendrait roucouler chez moi ? » pensa Odette.
Elle rageait, ne pouvait-on donc pas vivre en paix, dans son petit nid douillet ? Ah, si elle tenait ce rossignol, elle lui tordrait bien le cou. Elle avait besoin de se calmer. Aussi décida-t-elle d’aller marcher, le tour du village à un rythme soutenu lui calmerait l’esprit.
La vie reprit son cours et l’incident fut enfoui au fond de sa mémoire. Elle aurait quand même aimé voler dans les plumes de cet intrigant, aucun doute, il s’agissait d’un lascar qui lui faisait une basse cour !
Un matin, à l’ouverture de ses volets, électriques bien sûr, elle remarqua une enveloppe qui dépassait de sa boîte aux lettres. Dès qu’elle fut habillée, elle alla la ramasser. C’était un format C4, un objet semblait roulé dedans.
Elle se retint de jurer quand, à l’ouverture, quelque chose se déplia. Des ocelles bleu canard, vert émeraude, orange et jaune s’échappèrent de l’enveloppe. Nom d’une pipe, ça continuait ! Une plume de paon ! Si le ramage se rapportait au plumage, l’envoyeur était certainement une personne très vaniteuse ! Mais n’était-ce pas là aussi un symbole de bonheur amoureux ? (Ce qu’elle découvrit après avoir pianoté sur son portable).
Quand cela allait-il cesser ? Comment clouer le bec à cet importun ? Ne pourrait-elle pas faire installer une caméra pour voir devant chez elle ? Oui, mais la boîte aux lettres était de l’autre côté de la rue et ça, on n’a pas le droit de le filmer ! Pfff ! Tant pis, elle prendrait son mal en patience, l’expéditeur finirait bien par se lasser.
Après tout, Mémé disait toujours :
« On répond aux imbéciles par le silence. »
Pendant quelques jours, la pluie dégringola sans répit. Odette ne jugea pas utile de mettre le nez dehors. À quoi bon se faire tremper pour un quignon de pain et du courrier inintéressant ?
La météo redevint plus clémente, elle put enfin réparer ces manques. Pour une fois, le courrier était attrayant. D'une enveloppe bleue, au papier de bonne qualité, ce carton fut extrait :
« Oh, ce n’est pas vrai, ça recommence ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? C’est vrai que j’hésite à sortir et rentrer seule le soir. Et mes copines, c’est plutôt le genre qui a des varices et préfère regarder la télé !
Six crêtes service, on dirait Mémé quand elle lisait de l’anglais !
Six crêtes, plutôt six crétins qui veulent jouer aux coqs du village ! Des beaux merles ou des vieux coucous qui ont pour ambition de garnir leur plumard ! Ce n’est sûrement pas à moi qu’on va la faire ! Encore une bande de petits malins qui tentent de vivre de leurs plumes ! S’ils s’imaginent les tremper dans l’encre de mes yeux, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Ni chapon, ni chaperon pour moi ! »
Maintenant, Odette était pleinement décidée, il fallait clouer le bec à ces détracteurs : pour ne pas risquer de se faire plumer par un vieux hibou ou un petit gérontophile, elle allait changer de patronyme pour adopter le plus répandu sur les boîtes aux lettres de France :
« NO PUB ! »
Acte 2
Cette nuit-là, Odette se réveilla en sursaut vers deux heures. Son cœur battait la chamade, la sueur dégoulinait sur son front et son dos. Pantelante, elle s'assit sur son lit. Quelques minutes lui furent nécessaires pour retrouver sa lucidité. Mais pourquoi donc avait-elle décidé de regarder un film d’horreur avant de se coucher ? La sagesse l’avait poussée à ne pas choisir une série en replay, elle savait très bien qu’elle allait se prendre au jeu et ne pourrait se coucher qu’après un certain nombre d’épisodes. Ce qui l’empêcherait d’être fraîche et dispose de bonne heure le lendemain.
Peu à peu, elle réussit à rassembler ses esprits. Un horrible cauchemar lui revint en mémoire.
Elle s’était réveillée dans l’immense salle d’un tribunal. Enfermée dans une cage dorée posée au centre d’un podium tournant, elle avait reconnu en bruit de fond la mélodie du lac des cygnes. Levant les yeux, elle avait remarqué un hibou, chaussé de lunettes et posé sur un gigantesque perchoir.
« Bienvenue au tribunal de justice du règne animal… Au cas où tu te poserais la question, je te signale la raison de ta présence en ces lieux : tu as bafoué notre espèce, tu as méprisé le symbole et l’emblème de notre race, signe de notre suprématie ! Si jamais tu doutais du bien-fondé de notre intervention, permets-moi de t’exposer quelques faits :
Au début était la plume. De l’œuf ou de la poule, l’homme est incapable de déterminer l’antériorité. C’est donc bien qu’à cette époque, seul l’oiseau peuplait la terre. Votre théorie de l’évolution bat donc de l’aile !
Je répète : "Au début était l’oiseau". L’homme apparut ensuite et se contenta de l’imiter. C’est pour cela qu’il vous arrive de puer du bec et de voler dans les plumes de votre adversaire ! Le langage n’est pas innocent, il s’est construit à partir de faits réels et avérés : l’humain se montre parfois bavard comme une pie, tantôt gai comme un pinson ou bien jaloux comme un coucou. Pour comparer, il faut bien un modèle n’est-ce-pas ? Et pour imiter ? Il en est de même ! Et crois-moi, malgré mon âge, je ne suis pas du genre vieux hibou ni rossignol ! Donc, l’homme descend de l’oiseau, sa quête consiste à se faire une place dans la société :se construire un petit nid douillet et peut-être rencontrer l’oiseau rare pour vivre heureux sur la branche. C’est aussi la raison pour laquelle il se plait à couver ses enfants., tout en sachant qu’un jour, ceux-ci finiront pourtant par quitter le nid familial. La vie est chouette quand la quête du bonheur est fructueuse. Ne pratiquant pas la politique de l’autruche, nous sommes parfaitement au courant que certains détracteurs, ignorant la concentration de nos neurones, mettent en doute la capacité de notre cervelle. Ces créatures de mauvais augure méritent qu’on leur cloue le bec. Mais, bon on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ! Les conflits, ça c’est l’affaire des colombes ; chez nous, les tâches sont harmonieusement réparties. »
Soudain, dans un bruit de battements d’ailes assourdissant, mille colombes étaient descendu de la charpente et s'étaient mises en formation. Elles soulevèrent un grand voile, la manœuvre était parfaitement orchestrée. Elles avaient survolé la cage d’Odette sur laquelle elles avaient déposé leur chargement. Qu’allait-il se passer ?
Odette était soucieuse, allait-elle être abandonnée là, comme un canari sur le rebord d’une fenêtre et périr étouffée ?
Au bout d’environ vingt minutes qui lui parurent des siècles, Odette avait à nouveau vu le jour, la toile s’était élevée dans les airs.
Le hibou avait quitté son perchoir, un aigle noir s'était posé sur le toit de la cage et avait étendu ses ailes.
« Le tribunal a rendu son verdict ! Pour avoir méprisé notre espèce, les membres du jury, à l’unanimité, te condamnent à la peine suivante : tu seras attachée, allongée sur un transat, les pieds nus. Voici l’énoncé de la sentence : « Un membre de chaque espèce aviaire de notre pays aura pour mission de te chatouiller la plante des pieds avec l’une de ses plumes pendant deux minutes. Au terme de ta punition tu seras libre de regagner ta demeure.
Qu’il en soit fait ainsi ! Nous allons commencer par les représentants locaux et la Cour envoie dès ce jour, une convocation à nos confrères français. La sentence est exécutable dès à présent. »
Odette était abasourdie, elle avait récemment entendu aux infos qu’il y avait 578 espèces d’oiseaux en France ! Elle si chatouilleuse, périrait sans doute d’un arrêt cardiaque avant la fin de l’exécution de sa peine.