Nouvelles 109-septembre-1.jpg2022

Et c'est celle de...

Laroque denis

Denys de JOVILLIERS

La piote
(Partie I)

Rebecca regardait les peupliers se tordre derrière les toits de la sous-préfecture. Les derniers nids s’étaient envolés, arrachés des cimes par la bise infernale qui soufflait depuis trois jours et trois nuits. Trois jours d’ennui, trois nuits de mauvais rêves dans le hurlement des bourrasques glacées, une éternité dans les courants d’air d’un immeuble mal entretenu, déserté depuis longtemps par les autres locataires...
Heureusement, Newton lui tenait compagnie. Arrivé par les toits deux ans plus tôt, l’acrobate avait atterri dans son salon. Amaigri, sans collier, le chaton faisait pitié. Elle l’avait gardé, il s’était installé. Tout lui était permis. Sauf effrayer les oiseaux derrière les fenêtres.

La jeune femme s’apprêtait à quitter l’appartement. Son sac était prêt, restait à mettre le chat dans son panier lorsqu’une ombre se posa sur le balcon, près du nichoir à mésanges.
Elle oublia L’Est républicain ouvert sur la table qui, trois jours plus tôt, relatait un curieux fait divers dans un de ces articles qui suggèrent ce qu’il faut pour vous laisser dans l’attente et déclenchent un compte à rebours machiavélique, un suspens calculé qui précède un dénouement crapuleux.

***

Elle avait grandi en silence à Saint-Mihiel, chez ses grands-parents, sa seule famille. Marcel et Renée Brunner habitaient une maison délabrée, isolée au pied des « Dames de Meuse », ces roches imposantes et mystérieuses qui surplombent la vallée à la sortie de la ville. Elle était née au grenier, dans la mansarde de Beckie, une mère dont elle avait peu de souvenirs, une fille mère disait Renée, qui leur en avait fait voir de drôles jusqu’à ce qu’elle quitte la maison en leur laissant une gamine sur les bras.
Elle sortait peu. De rares fois, elle accompagnait Marcel en promenade. Seulement le dimanche ou pendant les vacances, comme une fillette ordinaire en visite chez ses grands-parents. Le reste de l’année, on ne la voyait pas. Sa grand-mère l’avait initiée au calcul et à la lecture, puis elle s’était débrouillée seule avec les livres poussiéreux de la bibliothèque qui encombrait le grenier.  La petite, ou plutôt la piote, car c’est ainsi qu’ils l’appelaient, s’y réfugiait souvent pour échapper aux disputes du vieux couple… La piote, non par affection, mais parce qu’ils n’avaient rien trouvé d’autre.

Un vieux couple déchiré et un grenier. Pour le reste du monde, la piote n’existait pas. Sauf pour Coronis, le corbeau blessé recueilli par Marcel. Par malice, il lui avait donné le nom de la princesse infidèle enceinte des œuvres d’Apollon. Le vieux était ainsi, entre alcool et tabac, son esprit confus se perdait dans les méandres d’études avortées. Il en sortait des histoires croustillantes qu’il racontait à ses anciens collègues de l’usine.
Lorsque Marcel se chaussait, Coronis l’attendait dans l’entrée, campé sur la poignée d’une canne dépassant du porte-parapluie. Il l’accompagnait au bar et rivalisait avec le perroquet dont la gouaille devait beaucoup aux fidèles accoudés entre perchoir et percolateur. Marcel en était fier. Le mufle se cramponnait d’une main au rebord du comptoir. De l’autre il brandissait sa canne pour relater à sa manière des scènes de ménage provoquant l’hilarité d’un auditoire complaisant. La chute était toujours la même : sa femme abdiquait, déboutée par les réparties facétieuses d’un animal qu’elle maudissait, tandis qu’il entonnait une chanson grivoise ponctuée de gestes obscènes.
Pour Renée, l’oiseau portait la guigne. Elle le chassait à coups de torchon dans les plumes. La piote s’en émouvait sans comprendre.
Les jours de cafard, le grand corbeau lui tenait compagnie. Elle se confiait, il répondait. Elle attendait qu’il la débarrasse du vieux bonhomme. Il l’embêtait avec ses manières. Il la laissait en pleurs, des pleurs que Renée n’entendait pas, la nuit, lorsqu’il quittait la mansarde après des séances de câlins dont elle ne voulait pas. Même si c’était parce qu’il l’aimait bien et que c’était normal. Un secret à ne dire à personne. Elle aurait voulu que le corbeau lui pique les mains et lui crève les yeux pour que le soir il ne la trouve pas et se fracasse le crâne en tombant dans les escaliers.

Lorsque le vieux s’était retrouvé en fauteuil, l’intérêt de Coronis s’était reporté sur la piote. Il entrait dans la maison dès que s’ouvrait une fenêtre et lui faisait la causette en virevoltant devant la télé pendant que Renée enrageait de ne pouvoir suivre tranquillement son feuilleton. Un soir, elle l’atteignit en plein vol avec la télécommande.
Le lendemain, elle le retrouva dans la cuisine. Il avait vidé les placards mal fermés, crevé les emballages et projeté leur contenu sur le sol. Renée l’avait poursuivi en hurlant jusqu’à ce qu’il se réfugie en haut du vaisselier. Alors qu’elle tentait de l’étouffer avec un balai, la piote s’était interposée, le meuble avait basculé sur le fauteuil et, dans un odieux éclat de rire, la tête de Marcel était venue s’écrabouiller sur le marbre de la table basse, au milieu des mégots et des éclats de faïence.
Renée isola la piote au grenier le temps d’expédier les affaires. On se rendit à l’évidence d’une mort accidentelle, mais Renée persuada les gendarmes que le corbeau était dangereux. On missionna un lieutenant de louveterie. Après quelques tentatives, il renonça aux pièges. Coronis avait disparu.

***

Deux mésanges évitèrent le balcon et laissèrent l’oiseau noir picorer les graines de tournesol tombées de la mangeoire. La jeune femme ouvrit la porte-fenêtre. Elle s’approcha. Le corbeau fit un bond de côté, leva la tête et la fixa de ses yeux brillants. Elle se pencha vers lui, il sauta et disparut derrière la rambarde. D’autres souvenirs déferlèrent…

Après l’enterrement, sa mère était revenue à la maison. Elle lui ressemblait. C’est tout.
Renée et Beckie ne se supportaient pas. Comme avant.
Beckie voulut sa part d’héritage, exigeant du même coup la vente de la maison. Dans l’intimité sordide d’un huis clos adossé aux parois des falaises, trois cœurs desséchés engagèrent des palabres sans issue. Une rancune féroce les tenaillait. Une nuit de grand vent, Renée et sa fille en vinrent aux mains. Réfugiée sous la table, la piote ne sut jamais laquelle avait poursuivi l’autre lorsqu’au petit matin, la première s’était échappée pour prendre l’escalier des roches menant à la plateforme du calvaire.
Renée revint seule. Sa fille était tombée. Pas question de la remonter, la faille était étroite et trop profonde. Pas assez cependant. En passant sous la barrière, on la voyait coincée au fond du trou. Il y avait aussi le vent. Un vent assagi avec le lever du soleil, qui longeait la vallée et léchait la falaise d’où s’échappait un râle. Un petit vent sournois, un léger courant d’air qui débusquerait bientôt des odeurs…
Il fallait agir avant le passage des premiers joggeurs. Ce fut facile : des pierres, un peu de terre du chemin, des feuilles et des branches balancées par-dessus. Personne n’irait soulever le couvercle.

(À suivre… Deuxième partie dans le numéro d’octobre 2022)

Bas retour page precedenteBas pp archives e

Lectures de cette page
web counter

Ajouter un commentaire