Ecrits d hiver06-juin-1.jpg2022

L'inclassable de

Laroque denis

Denys de JOVILLIERS

Jour de fête

Le village de Vitry vient de perdre son maire, Stanislas. Extrait d’un projet de roman en cours d’écriture.

Le jeudi, jour de l’enterrement, les vivants firent les choses en grande pompe. On tendit un drap noir à la porte de l’église et la célébration dura longtemps. À la sortie, il était presque midi.
Un soleil radieux illuminait la route qui conduisait au cimetière. La sono de la GTI noire de Younès ouvrait le cortège aux allures présidentielles. Le cercueil suivait, porté par des volontaires. On y avait attaché la chienne, heureuse de s’entendre applaudir pour cette touchante marque de fidélité. Derrière, on reconnaissait la famille du défunt et le curé, puis le conseil municipal accompagné des maires voisins, tous arborant leur écharpe tricolore. La foule des villageois et des connaissances venues d’ailleurs s’étirait dans leur sillage.

Devant le monument aux morts, le beau Jules glissa sa cassette dans l’autoradio traficoté par Younès. Les fenêtres de la place vibrèrent aux premiers accents de la Marche funèbre d’une marionnette de Gounod. Réveillé par la mélodie jadis retenue pour le générique de sa fameuse série télévisée, le fantôme d’Hitchcock remontait la file du cortège et saluait en disant bonjour. Certains crurent le reconnaître, mais la plupart ne le virent ni ne l’entendirent. Il cherchait Séraphin qu’il fit sursauter en glissant sa main dans la sienne. Pendant ce temps, Younès au volant s’enhardissait. Il marquait la mesure avec ses pieds et, pour ne pas caler sur un parcours d’une lenteur inhabituelle, jouait sur l’embrayage de son bolide, accompagnant le rythme à grands coups d’accélérateur qui laissaient s’exprimer les rugissements du moteur débridé.

Derrière, on cuisait, assommé par les décibels et enfumé par l’échappement. On avançait péniblement. L’asphalte surchauffé par les rayons brûlants se liquéfiait en flaques luisantes qui collaient aux semelles. Le cercueil, pourtant bien fermé, prenait des airs de cocotte-minute et lâchait des jets nauséabonds dans une vibration intestinale qui se fondait dans les cuivres de l’orchestre symphonique. On craignit pour les porteurs. Tout en marchant, de bonnes âmes tendirent un drapeau au-dessus de la caisse pour faire de l’ombre et diminuer la pression. Mais c’était trop pour les seize soupapes du moteur qui explosa près de la rivière, devant le bar des Tonnelles.

Du coup, on fit une pause salutaire. On se débarrassa du cercueil en le mettant au frais sous le pont. Puis on se réfugia à l’ombre dans le jardin et on sortit un petit vin blanc digne des grandes occasions. Il était fruité, gouleyant à souhait, rafraîchissant à merveille. On s’en resservit plusieurs fois. Vers quatorze heures, on décida de rester assis et de manger là. On reprendrait la marche plus tard, le trou pouvait attendre. Le conseil improvisa une séance exceptionnelle et adopta sous les vivats des Vitriots la seule résolution à l’ordre du jour, le déblocage du budget nécessaire à un dernier repas en l’honneur de Stanislas qui le méritait bien. Ce fut un banquet merveilleux.

L’hôte proposa un menu unique, une formule simple et généreuse pour se défaire à bon compte de réserves dont le stockage estival posait problème. Après l’entrée de melon asticoté de jambon de Parme, il envoya les truites à la crème, pommes de terre et champignons. Le personnel débordé peinait à suivre la cadence infernale et ne pouvait renouveler le couvert. À table, il fallait se débrouiller. Le vieux Béru suppléa le service et montra aux convives comment jeter les arêtes sous les tables sans tacher les jupes ou pantalons. Débarqua ensuite une flottille de camemberts échoués sur leur crème. Le vin aidant, on pouvait y voir des vaguelettes onduler sous la brise légère comme au bord de la mer. Ceux qui n’aimaient pas le fromage jouèrent les écœurés en disant qu’elles se tortillaient trop pour être de vraies vagues, mais ils n’y connaissaient rien d’après les spécialistes qui s’en régalèrent sans sourciller. On termina par du vacherin à la framboise avec des vraies framboises du jardin, un régal !

Après le café, pendant que les prévoyants s’imbibaient d’eau-de-vie pour la route, d’autres prenaient des coups de soleil ou se baignaient dans les eaux limpides de la rivière. Une hydrocution faillit noyer le vieux Béru, mais le beau Jules le repêcha à temps. Quelques couples agaillardis par les tenues légères s’éclipsèrent dans les roseaux et manquèrent la suite.

Il fut difficile de se relever de cette étape. Après un moment de panique, on finit par retrouver le cercueil. Des impatients sonnèrent le départ en entonnant "La chenille qui redémarre", s’orientèrent du bon côté et, les pieds en canard, ouvrirent la route cahin-caha pour guider le reste d’un cortège reformé au petit bonheur. Pfchui tshi pshit, comme il n’y avait plus de musique, shhhii sfui tshit, les hommes sifflotaient derrière celles auprès desquelles, fui pschut chit, il faisait bon dormir, et jetaient des regards concupiscents sur les corps fatigués qui digéraient en se déhanchant devant eux.

Séraphin marchait près des porteurs avec Alfred. Préoccupé, il avait un visage inhabituel, un visage des mauvais jours. Il cassait l’ambiance avec sa tête d’enterrement. Il tenait à accompagner son frère jusqu’à sa dernière demeure. Sa belle-sœur et lui voulaient être sûrs qu’il soit mis dans le bon trou et qu’on le reboucherait bien pour qu’il y vieillisse longtemps.

Un des porteurs, celui qui avait repris trois fois du fromage et ne voyait pas les vagues, fut soudain pris d’un hoquet embarrassant. Il prêtait son épaule à l’avant droit du cercueil. Son estomac jaloux lui jouait de mauvais tours. À chaque pas, il hoquetait en faisant un bond d’une étonnante vigueur et l’onde se répercutait sur la charge. On entendait un pied raide cogner sous le couvercle de la caisse avec un léger contretemps. C’était embarrassant. Il aurait fallu faire peur au porteur indélicat, mais personne n’y parvint.

Soudain, Séraphin eut une hallucination. Il vit se soulever le couvercle du cercueil et le mort se redresser. Son horrible tête noire le regarda fixement. Il souffla vers lui une langue de belle-mère au bout de laquelle une langue fourchue se tortillait comme celle d'un serpent. Elle hésita un instant et le piqua sur le nez. La langue rentra dans la bouche, le corps s’allongea dans la caisse et le couvercle retomba. Les porteurs n’avaient rien vu, mais le hoquet était passé. Séraphin en garda un bouton sur le nez qui le démangea le reste de sa vie.

On arriva enfin au cimetière. En joyeux camarades, on mit en terre le maire patriarche après l’avoir arrosé d’eau bénite. Lorsque les pelles eurent rebouché le tout, Séraphin roula une grosse pierre par-dessus, histoire de sécuriser la sépulture en attendant la dalle de granit. La veuve l’applaudit, Alfred leur fit la morale et le troupeau repartit vers son destin, chacun promettant à son voisin de le retrouver avant sa mort aussi souvent que possible. Pour lui donner bien du plaisir. Le temps que ça pourrait durer comme ça. Un certain temps.

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