C’est un dimanche de plus où Hector retrouve son cousin Phil chez ses grands-parents, et comme tous les autres dimanches, ils sont heureux de se retrouver. Bon, c’est sûr, il faut d’abord patienter pendant le repas avec les parents et les grands-parents, attendre le dessert pour être libérés. Comme tous les dimanches. Alors, ils s’inventent des jeux pour passer le temps. Oh, bien sûr, pas des jeux où il faut courir, où on peut crier, non ! Juste des secrets qu’eux seuls peuvent comprendre. Mais ce dimanche, ils ne savent pas que ce jeu-là, qui n’en est pas vraiment un, va les libérer plus tôt.
Hector et Phil ont remarqué, depuis longtemps, que Grand-père a une particularité : il a trois poils sur le nez. Oh, pas des petits poils qu’on ne voit presque pas, non, trois poils noirs énormes, juste sur le bout du nez. Personne ne le lui a fait remarquer. Tout le monde s’est habitué à ces trois poils noirs sur le bout de son nez. Ils font partie du personnage.
Ce jour-là, alors qu’ils attendent le plat de viande et les légumes, Phil, assis juste à droite de Grand-père, est placé de telle manière qu’il aperçoit les trois poils noirs qui se profilent avec insistance à contrejour de la fenêtre. Subjugué, il les regarde avec insistance, à tel point qu’Hector se demande ce qui le fascine autant. Comme il ne comprend pas, il lance à Phil leur signe d’espions pour attirer son attention : il toussote dans sa main. Phil tourne aussitôt la tête vers lui, et au signe de tête qu’il perçoit comme un point d’interrogation imaginaire qu’Hector lui adresse, il comprend qu’il veut savoir ce qu’il regarde. Phil ne peut pas lui dire à haute voix, aussi il fait un geste discret pour le lui expliquer : il pose son coude sur la table, son menton dans le creux de sa main, et de l’index se gratte le bout du nez en tournant la tête vers Grand-père. Hector a compris. Il sait que son cousin lui indique qu’il regarde les trois poils noirs au bout de son nez. Il n’en faut pas plus pour qu’un fou-rire, d’abord retenu, se transforme rapidement en éclats de rire retentissants.
Les adultes se demandent ce qui les fait rire autant. Mais bien sûr, il ne leur vient pas une seconde à l’idée de leur avouer la cause de leur rigolade. Et heureusement pour eux, il est bientôt l’heure pour les Papas et Grand-père de partir en ville : c’est le match de football local traditionnel qu’ils ne manqueraient pour rien au monde. Aussi, les Mamans débarrassent la table et Grand-mère apporte ce qu’elle a fait avec amour de ses propres mains : une tarte à la mirabelle !
Le dessert à peine englouti, les hommes quittent la table, direction le stade, et les deux cousins se retrouvent également dehors, plus tôt que d’habitude et heureusement d’ailleurs, car leur fou-rire a pu se calmer. Mais le doigt qui gratte le bout du nez sera pour longtemps un signe secret à table qui les fera sourire, mais qui ne sera jamais dévoilé à personne.
— À quoi on joue ? demande Phil.
— Je ne sais pas. Tu veux jouer aux chiques ?
— Ah non, je perds à chaque fois. Tu m’as tout piqué !
— Pas piqué ! Gagné !
— Ouais, eh bien, c’est pareil. Il ne m’en reste plus que dix, alors...
— J’ai trouvé… On va faire une cabane dans le jardin…
— Oh non… On en a déjà fait une la semaine dernière… Et puis une cabane avec une couverture, ce n’est pas une cabane… C’est une tente…
— Ouais, tu as raison ! Un jour, quand tu viendras en vacances chez nous, on ira en faire une dans les bois… Une vraie !
— D’accord, mais ça ne nous dit pas ce qu’on fait aujourd’hui…
Et les mains dans les poches en tournant en rond sur le trottoir, chacun cherche une idée.
— C’est nul d’habiter ici. Si on était au bord de la mer, on saurait quoi faire, lance soudain Phil.
Hector s’arrête de marcher, une lueur dans les yeux. Il a une illumination.
— Hé ! On n’a qu’à y aller !
— Hein ? Mais comment ? Ça doit être loin…
— Oh, pas si loin que ça. Je sais comment on va faire…
— Comment ?
— Quand on rentre en voiture chez nous les dimanches soir avec mes parents, j’ai déjà vu des gars, sur le bord de la route…
— Et alors ?
— Alors ? Eh bien, ils font… de l’autostop !
— De l’autostop ? Ouais, c’est bien. Mais c’est quoi, l’autostop ?
— Tu ne sais pas ?
— Ben non. Mon père n’a pas de bagnole, moi…
— Ils ont un sac ou une valise, et puis ils tendent un bras et lèvent le pouce…
— Le pouce ?
— Oui, pour montrer aux voitures qui passent qu’ils vont dans la même direction et qu’ils aimeraient bien qu’on les emmène.
— Et il y en a qui s’arrêtent ?
— Tu parles, c’est sûr ! Mon père s’est déjà arrêté d’ailleurs.
— Et c’était qui, les gars ?
— Des militaires, ou des fois, des gars qui partaient en vacances. Alors tu vois, si on fait de l’autostop, on pourra aller à la mer...
— Si on fait ça, les parents ne vont pas être contents…
— T’inquiète ! Ils ne le sauront pas. On arrive à la mer, on se baigne, comme dans la rivière, on revient et hop ! ni vu ni connu, ils n’auront pas le temps de s’en rendre compte.
— Ouais, ça me dit bien !… Ah, mais il y a un problème…
— Quoi ?
— On n’a pas de valise. Tu as dit que les gars qui font de l’autostop ont une valise…
— Pas tous, mais ça aide. Avec ça les gens savent qu’ils partent quelque part. Forcément. Oh, tu sais quoi ? J’ai une idée…
— Ah ? Laquelle ?
— On va se faire des baluchons. On prend des morceaux de bois, on prend deux grands mouchoirs, on met du sable dedans, on les referme avec des nœuds, on les attache au bout des bâtons, et hop ! le tour est joué.
— Pourquoi on met du sable dans le mouchoir puisqu’on va à la mer ? Il y en aura à la plage, non ?
— Alors toi, tu es nul ! C’est juste pour que le mouchoir soit un peu arrondi comme si on avait mis des affaires dedans pour voyager. Sinon, les voitures ne s’arrêteront jamais.
— Ah, ouais, c’est une bonne idée !
Dans les dix minutes qui suivent, Hector et Phil trouvent dans le jardin deux bâtons bien droits qui servent à Grand-mère comme tuteurs pour ses tomates et ses haricots. Ils vont ensuite en douce dans la grande armoire de sa chambre et s’emparent de deux grands mouchoirs à carreaux. À peine de retour au jardin, ils les étalent par terre, y déposent quelques poignées de sable, ramènent les quatre coins au centre qu’ils relient deux par deux par un nœud. Les baluchons ainsi obtenus, bien ronds, font l’affaire. Ils les accrochent ensuite au bout de leurs bâtons et hop ! l’affaire est dans le sac.
Les voilà prêts pour la grande aventure ! Les voilà prêts pour l’autostop !
— Allez, c’est parti ! À nous la mer !
Les deux cousins, enthousiastes, remontent le trottoir sur une centaine de mètres, histoire de ne pas se mettre sous la fenêtre de la salle à manger de Grand-mère et risquer d’être vus.
À peine l’église dépassée, Hector et Phil se mettent en position sur le bord de la route, le bâton avec le baluchon sur l’épaule, et comme Hector l’a vu faire, ils tendent un bras, poing fermé, le pouce levé vers le haut : la position parfaite de l’autostoppeur !
Même sans savoir si la mer est dans la bonne direction, mais ce n’est pas grave. Hector se dit que les chauffeurs, eux, connaissent la route.
Une première voiture passe devant eux, mais ne s’arrête pas.
Une seconde ralentit à leur niveau, mais lorsque le chauffeur voit les deux enfants, il prend cela pour un jeu et poursuit son chemin.
— Mince, dit Hector, si aucune ne s’arrête, on n’y est pas encore à la mer…
— Si ! Regarde ! En voilà une qui ralentit ! Elle met même son clignotant… En plus, c’est la même voiture que celle de ton père… Ben pourquoi tu fais cette tête ? demande Phil à son cousin tout pâle.
— Tu n’as pas vu ? Regarde ! C’est mon père ! Le match de foot est déjà fini…
En deux temps, trois mouvements, les deux cousins se retrouvent sur le siège arrière de la « Quatre-chevaux » de Papa.
Cinq minutes plus tard, ils sont dans leur chambre. En slip !
Pas pour se baigner à la mer, non !
Pour aller au lit !
Punis !