Requiem pour un fou d'amour
Nous avions tous deux dix-sept ans la première fois que je t’ai vue. C’est Daniel, l’animateur radio et le copain de ton frère, qui nous présenta. C’était à croire qu’il te déposait dans mes bras.
Tout de suite j’ai senti que tu n’étais pas comme les autres, infiniment différente. Tout de suite j’ai aimé ton brillant regard de noisette, tes yeux qui cherchaient plus loin que ce que chacun montrait, ton sourire tellement vrai, à ce point sincère. Tout de suite j’ai aimé ton visage doux, tendre, qui offrait son affection à qui saurait la saisir. Tout de suite j’ai aimé ta blonde chevelure enveloppant ton visage et tes sourires, tes mèches vagabondes dégringolant en boucles sur tes épaules et ta poitrine.
Tout de suite tu m’as plu. Et bien plus encore ! Tout de suite un cyclone dévasta ma tête, mon corps, mon cœur. Je n’ai su dire un seul mot. J’aurais voulu me détourner pour retrouver un peu d’assurance. Mais je restai coi à te regarder, à t’admirer, à te désirer. J’étais l’enfant sidéré devant la vie, le poète ému offrant son œuvre, le musicien envoûté affinant son arpège, le peintre charmé admirant sa muse.
À cet instant tu t’es approchée, tu m’as touché le bras et m’as chuchoté quelques mots simples d’une voix chaude, tendre, parfois légèrement fêlée sur quelques intonations graves et, au détour d’une phrase, un soupçon d’accent inattendu venant d’un pays mystérieux. Pour la première fois, j’ai connu la chamade. C’était éblouissant, tu étais merveilleuse !
Plus tard, tu me racontas ton enfance. Un pays lointain dont j’ignorais même l’existence, un peuple misérable, la vie difficile d’une famille cependant très unie et entourée de voisins et d’amis avec qui vous partagiez tout, même lorsque le peu n’allait pas suffire. Je me rappelle la chanson que tu me fredonnais souvent à l’oreille. Une chanson qui évoquait le village où vous viviez alors tous les quatre et la Maritza, cette rivière au nom de jeune fille, qui coulait là derrière la maison. À demi mots, tu me contas aussi votre fuite vers la liberté, vers l’Occident. Tu n’avais alors que six ans ! Deux nuits d’enfer, accrochés aux essieux d’un camion, franchissant peut-être dix frontières dans le froid, le silence, la peur et l’épuisement. Bien que différentes, nos enfances se ressemblaient. Moi, perdu, abandonné quelques mois après ma naissance et repêché presque par hasard par une jeune adolescente, Desta, à peine plus grande qu’une sœur. Elle fut ma chance. Une chance incroyable, un amour inouï ! Et pourtant, à elle aussi, il lui manquait presque tout ! Sauf le courage. Le courage et l’amour…
L’école, j’en ai connu beaucoup ! Quelques jours chacune. Nous étions sans cesse sur les quatre chemins, Desta, sa sœur, sa mère et moi. Toutes trois étaient occupées à gagner chaque jour quelques subsides pour survivre. Elles présentaient de ville en ville un numéro de music-hall. Nous mangions un jour sur deux à notre faim, étions vêtus et logés sans trop redouter le froid. Un soir de mélancolie, la mère de Desta me raconta la femme qui me mit au monde et qui s’en fut, à peine remise de son accouchement. Son unique souci était la gloire et le succès. L’homme qui lui avait fait cet enfant était l’oncle de Desta. Il lui manquait toujours cent sous pour payer sa prochaine bouteille. Saoul du soir au matin, ivre le reste de la journée ! Sa sœur pestait à chaque fois qu’elle le relevait.
— Pas possible, il a encore remis ça !
Cet homme vendait tout ce qu’il trouvait pour se procurer sa prochaine bouteille. La nuit de son départ, sa dernière nuit parmi nous, il prit son bébé du berceau où il dormait, le déposa sur le plancher et partit vendre ce dernier meuble pour assouvir sa soif.
C’est là qu’on me trouva au matin, le dos meurtri par le bois du plancher et bleu de froid.
Mais de tout cela il ne reste rien. C’est passé, enterré, oublié, enfoui ! Histoire sordide d’un enfant qui n’est plus. Pas même le souvenir d’un souvenir… J’étais devenu ce beau jeune homme au succès facile, très entouré, envié. Mais dans ma tête de jeune artiste, il me restait tout à apprendre, à construire. Savoir choisir, savoir décider. Défiance ou confiance, m’amuser ou travailler, amour ou argent ? Les copains, un métier, des projets, l’avenir, l’amour. Apprendre à construire sa vie.
C’est l’amour qui gagna !
Ta douceur, tes chansons, tes yeux brûlants, tes mots et tes gestes. Tout était changé dans ma vie, les attentions de ta Maman, tellement disponible. Sans jamais décider à ma place, elle m’indiquait, sans en avoir l’air, le meilleur choix que j’avais à faire. Et toi, merveilleuse à la seconde où la merveille m’était nécessaire ou seulement disponible à l’heure où mes désirs d’indépendance venaient à s’imposer. Et toi, toujours là, magnifique amoureuse, offrant, donnant ou recevant tous tes gestes tendres à l’instant où mon cœur éclatait de désir…
Ni les copains, Daniel, Ticky, Claude, Edith et beaucoup d’autres, toujours très présents autour de moi, ni l’éloignement provoqué par le service militaire, rien n’empêcha notre mariage. Ainsi, nous nous marièrent !
Quelle fête !
La fête dura trois jours. Trois jours et trois nuits d’un bonheur intense. Desta était là avec Lee, son compagnon de toutes les galères. À eux deux, ils étaient toute ma famille. À la sortie de la mairie, ils m’embrassèrent, heureux comme des fous. Ma chérie les avait adoptés dès leur première rencontre. Elle avait immédiatement senti tout ce que je leur devais et combien ils savaient donner sans compter. Je passais des bras de Desta, les bras d’une sœur et d’une mère, à ceux de mon amante et épouse, à ses yeux qui m’enjôlaient à chaque instant, à sa douce voix ensorcelante, à ses cheveux d’ange et à son corps tout entier qui devint mon enfer et mon paradis.
Voguant chaque matin vers Charybde, je la quittais pour retrouver mes copains et la musique et, chaque soir, je revenais à elle et à Scylla ! Je ne mesurais pas le risque encouru, allant de l’une à l’autre de mes deux passions que tout opposait.
Et arriva l’instant merveilleux où elle m’annonça qu’un enfant prenait vie dans son ventre. Notre amour avait créé un prochain bébé. Notre couple allait bientôt devenir famille. Ma tendre amante devint douceur maternelle. Son corps se transforma pour porter notre fruit et j’essayai de lui donner toute l’attention que je pensais nécessaire. Ce n’était plus tout à fait la Maritza. C’était plutôt l’Eclipse ou l’Avventura ! Elle fréquemment fatiguée, nous ne sortions plus. Les copains me manquaient et j’étais de plus en plus souvent sollicité pour des tâches dont je n’avais pas l’habitude, ni l’envie…
Enfin arriva la naissance. Un garçon ! Aussi blond qu’un champ de blé en juillet. Petit, tout petit et fragile, me semblait-il. Peur de lui faire mal ! Mes mains bien maladroites ne savaient dans quel sens le porter ni ma voix sur quel ton lui parler. Ce petit ange… !
J’étais son Goliath, il était mon David et sa fronde me frappa. À regarder ce petit être si fragile, un froid intense me saisit soudain et mon dos se rappela le plancher rugueux qui m’avait blessé cette nuit où j’avais connu l’abandon. Sans rien décider ni comprendre, je les embrassai tous les deux et je m’enfuis !
Pourquoi fallait-il que je parte ?
Je n’en sais rien. Je devais seulement mettre une grande distance entre lui et moi. Partir ! Des heures à rouler sans but. Des heures à ne pas savoir quoi penser ni quoi faire. Des heures à n’être plus rien que moi-même, vide, abandonné, perdu, nié. Ni triste, ni malheureux. Seulement rien, pour personne !
Comment me suis-je retrouvé chez Ticky ? Quelle impulsion me mena là ? Je ne sais pas. Il faisait déjà nuit. J’avais dû rouler dix heures au moins. Mon ami ne m’attendait pas. Ils étaient plusieurs à gratter leurs guitares, s’arrêtant seulement pour décapsuler d’autres bières. Ils m’invitèrent à me joindre à eux pour partager mélopées country et vapeurs de marijuana et d’alcool mélangées.
Pour la première fois, je refusai. Cela ne m’était jamais arrivé. Ticky me regarda d’une drôle de façon. Il a dû penser que j’étais mal luné et que cela me passerait. Je m’enfermai dans la salle de bains. Je devais réfléchir, comprendre ce qui m’arrivait. Je devais me ressaisir.
Paniqué ! J’étais paniqué. Mon fils m’avait soudain renvoyé l’image du bébé abandonné par un père alcoolique et d’une mère égoïste qui ne rêvait qu’à sa propre destinée. J’avais laissé Sylvie à la maternité sans explications, seule avec notre enfant. J’étais devenu moi-même ce personnage égoïste et addict. Je portais tout à la fois les défauts de cette mère déniant son enfant et de cet homme poltron et veule. Je grelottais de tous mes membres et mon dos me brûlait, meurtri par le souvenir du bois rêche du plancher. Sans rien comprendre, j’avais reproduit l’infamie qui m’avait été infligée il y a plus de vingt ans.
J’étais devenu l’exemple le plus exécrable pour mon fils et l’homme le plus décevant pour Sylvie. Je ne veux surtout pas vivre ça ! Je dois arrêter cette déchéance tout de suite…
Une bouteille d’eau de Cologne sur la tablette du lavabo, je l’attrape et en avale le contenu d’un trait. Je saisis une lame de rasoir et, d’un geste violent, me tranche profondément le poignet. Le sang gicle, je m’écroule au pied du lavabo et me heurte la tête. Voilà, c’est fait. Tout est terminé. Tant mieux !
Je ne serai jamais cet homme d’amour ni le père de David, mon bébé.
Je ne serai jamais l’artiste que le monde entier allait admirer et aimer.
Ou alors, il faudrait que Ticky Holgado devine qu’un malheur se produit à cet instant, et que son épaule soit assez puissante pour qu’il parvienne à enfoncer sa porte de salle de bains.
Signé : Johnny Hallyday
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