Pauline GEUBLE
Alexandre Dumas, récemment panthéonisé, avait certes un immense talent pour écrire des histoires, mais sa veine romantique ne s’embarrassait pas de scrupules lorsqu’il s’agissait de respecter l’Histoire proprement dite. Heureusement pour lui, de d’Artagnan à la reine Margot en passant par Louis XIV et son supposé jumeau, la plupart de ses personnages n’étaient plus là pour lui dire ce qu’ils pensaient de ces entorses à la réalité. Pauline Geuble, si. Et elle ne s’en priva pas, s’attirant la haine du maître qui se vengea piteusement en traçant d’elle un portrait si peu flatteur que toute la Russie s’en émut et protesta avec vigueur. Qui était donc cette Pauline à qui les Russes continuent à vouer une dévotion étonnante ? Une Meusienne.
Pauline naît à Sampigny en 1799, deux mois après le mariage de ses parents. Cependant, ne souhaitant pas qu’on jase sur sa vertu, sa mère affirmera à tous que Pauline est née en 1800. Son enfance est parsemée d’événements rocambolesques à cause de cette propension qu’a sa mère de modifier la vérité quand elle ne lui convient pas. Le père de Pauline était un roturier royaliste, la mère de Pauline en fait un aristocrate. Lorsqu’il obtient un poste dans l’armée impériale, elle habille Pauline en garçon et l’appelle Paul pour toucher la prime promise aux enfants mâles des officiers.
Les choses se compliquent lorsque le père meurt dans une embuscade en Espagne. La famille se retrouve sans ressources et vient vivre à Saint-Mihiel chez la grand-mère maternelle. Paul redevient Pauline et on lui apprend les bonnes manières, car, selon la grand-mère qui est aussi mythomane que sa fille, du sang royal coule dans leurs veines. Sa mère va alors l’utiliser pour obtenir des faveurs auprès des notables et des commerçants : comment résister à une enfant aussi mignonne lorsqu’elle demande un prêt pour sa mère malade ? Elle ira même quémander de l’aide à Napoléon lui-même lors d’un passage de l’Empereur à Bar-le-Duc. Puis elle grandit et on la met au travail. Elle sait coudre, elle sera couturière. Sa mère lui dégotte un contrat dans un atelier parisien puis, lorsqu’elle a vingt ans, elle intègre une boutique de mode où elle gravit rapidement les échelons.
En 1823, on lui propose une place de première demoiselle (vendeuse-chef) dans une boutique de mode de Moscou. Là, elle rencontre un jeune noble russe, Ivan Annenkov, qui tombe éperdument amoureux d’elle. Ce jeune homme est un idéaliste, nourri aux écrits des philosophes français, qui milite contre le servage. Il devient son amant, lui fait un enfant, tout en fréquentant des amis désireux de changer le monde. Le 14 décembre 1825, leur tentative de coup d’État, pour obtenir une constitution, fait long feu. La répression est sanglante. Bien que n’y ayant pas participé personnellement, Ivan est arrêté et emprisonné dans une forteresse avec d’autres conjurés. Le combat de Pauline pour le voir et obtenir des aménagements à sa peine lui attire la sympathie des intellectuels, mais ne parvient pas à émouvoir le tsar qui fait déporter Ivan. Qu’importe, elle décide de le rejoindre, tout comme l’ont fait sept épouses de conjurés. Lorsqu’on lui supprime son passeport, elle tente un coup désespéré. Dans une petite ville où le tsar passe des troupes en revue, elle se précipite vers lui pour plaider sa cause. Impressionné par sa détermination et désireux d’apaiser l’opinion publique qui commence à s’émouvoir du destin de cette femme, il lui accorde son autorisation et un petit pécule à condition toutefois qu’un mariage en bonne et due forme soit célébré dès son arrivée en Sibérie.
Pauline attend cependant les documents officiels plusieurs mois avant de partir pour la Sibérie en confiant sa fille à une cousine d’Ivan. Le voyage est pénible et dure plus de trois mois, mais elle finit par arriver à Tchita où est incarcéré Ivan. C’est un village pourvu d’une seule rue qui mène à la prison. Elle épouse Ivan et portera désormais le nom de Praskovia Iegorovna. Avec les 7 autres femmes, elle organise la résistance. Tout d’abord résistance au froid, à l’isolement et à la pénurie, car il n’y a aucun confort et pas le moindre commerce à Tchita. Mais surtout, les Dekabristki (les femmes de décembristes) font constamment le siège du bureau du commandant pour obtenir des améliorations aux conditions de détention de tous les prisonniers, leurs époux et les autres. Elles creusent des trous dans la palissade pour communiquer avec eux, leur faire parvenir des vêtements, des livres et du courrier. Lorsqu’elles obtiennent enfin qu’on leur retire leurs fers, elles les font fondre et en font faire des bracelets qu’elles porteront avec fierté toute leur vie. Leur combat continue lorsqu’on transfère leurs maris dans une autre prison puis quand ils sont assignés à résidence dans la ville de Toblolsk. Pauline et Ivan y resteront 20 ans, aidant de leur mieux les nouveaux déportés en route pour les mines de Sibérie. C’est ainsi qu’elle donne un jour des vêtements chauds et une bible dont la couverture contient quelques roubles à un certain Dostoïevski qui écrira plus tard un poème pour lui exprimer sa reconnaissance. En 1856, le nouveau tsar autorise leur retour. Ivan redevient un notable respecté à Nijni Novgorod. C’est là que Pauline découvre que Dumas a écrit, en glanant quelques ragots qui circulaient sur son compte, le roman « Le maître d’armes ». Pauline est indignée par ce qu’elle lit et lorsque Dumas vient à Nijni Novgorod, elle le tance vertement et en public, épisode dont il ne se vantera bien sûr jamais, préférant prétendre qu’elle lui a sauté dans les bras avec reconnaissance. Pauline décide alors d’écrire ses mémoires, afin de rétablir la vérité, mais elles ne seront jamais publiées et resteront à l’état de manuscrit. Elle vivra ensuite paisiblement jusqu’en 1876 et sera enterrée à Nijni Novgorod aux côtés de son mari.
Après 1917, les bolchéviques ne détruiront pas leur sépulture, par respect pour ces « précurseurs qui ont lutté contre la tyrannie tsariste ». L’action des décembristes sera ainsi reconnue, mais ce sont leurs épouses, symboles de la détermination des femmes russes, qui seront célébrées. Après deux musées, les poèmes de Pouchkine et de Dostoïevski, c’est un film à grand spectacle, « L’Étoile d’un merveilleux bonheur », qui leur est consacré en 1975, à la demande de Leonid Brejnev. Vladimir Poutine lui-même perpétue les célébrations dédiées aux Dekabristki. Belle revanche pour notre petite Meusienne, non ?
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