Le dîner
Derrière un paravent, les musiciens entament une musique douce. Pour ce dîner, ils sont une quinzaine d’invités, évalue rapidement monsieur Durand d’Apremont. À sa droite, une femme d’âge mûr et peu loquace à première vue. Son ami meusien a lui aussi une femme à sa gauche, il paraît avoir plus de chance que lui, car la dame est avenante et ils se mettent à parler de choses et d’autres. « Monsieur Dupond de Lahaye est très à l’aise, comme d’habitude », pense le Commercien. Celui-ci se demande d’ailleurs ce qui pourrait le déstabiliser, cet aristocrate ! Comme il l’envie ! Néanmoins, il s’applique à ne rien laisser paraître de ses failles ; il lui semble qu’il y parvient d’ailleurs, c’est un exercice qu’il pratique depuis des années. En face d’eux, un couple dont la femme est très volubile, frisant la vulgarité. Elle rit à gorge déployée pour un oui ou pour un non, sous le regard un peu gêné de son mari, semble-t-il, à monsieur Durand d’Apremont.
En prenant leur serviette, les invités découvrent le menu caché dessous. Certains le lisent aussitôt, d’autres font mine de ne pas s’y intéresser et continuent leurs bavardages… Puis les serveurs entrent et servent les premiers mets. C’est d’abord la ronde des potages : Consommé de volaille à la Royale, puis potage tortue à l’Anglaise. Poliment, chaque convive attend le signal de l’empereur pour commencer à manger. À chacun son discours : certains parlent du Traité de Paris, d’autres du petit Louis-Napoléon, d’autres encore de la transformation de Paris depuis l’arrivée au pouvoir de l’empereur. D’autres, comme monsieur Durand d’Apremont, observent leurs vis-à-vis ! Soudain, en laissant trop parler ses mains, la dame qui fait face aux deux Lorrains renverse son verre de vin. Elle rougit et son mari lui donne un coup de coude réprobateur. Heureusement, la rapidité avec laquelle le valet de pied réagit permet à la dame de ne pas trop se faire remarquer, en tout cas pas de l’empereur ni de sa femme. Seuls les voisins et les vis-à-vis sont témoins de la catastrophe. En un temps record, le valet s’est retourné pour attraper une serviette sur l’étagère, afin d’éponger le vin répandu sur la nappe et recouvrir celle-ci d’une autre serviette. Ni vu ni connu.
La suite arrive. Sur des plateaux portés par deux hommes, les serveurs amènent à présent les grosses pièces : selle d’agneau Soubise et filet de bœuf à la Parmentier. Avant que les plats ne soient posés sur la table, chaque valet a soigneusement débarrassé la vaisselle dans laquelle les convives ont dégusté les potages, puis il a mis à la place une assiette plate en argent massif dans laquelle chacun peut admirer son reflet presque comme dans un miroir. Monsieur Durand d’Apremont venait tout juste de terminer son potage…
— Quelle vitesse ! souffle-t-il à son voisin commercien.
Celui-ci répond par un clin d’œil. À l’autre bout de la table, l’empereur, très à l’aise, mange rapidement et chacun peut voir qu’il boit très peu de vin, mais plutôt de l’eau. À ses côtés, Eugénie tient son rôle d’impératrice avec beaucoup d’élégance et de charme. Elle sait quel rang est le sien et elle y tient.
Monsieur Durand d’Apremont s’étrangle quand, la dernière bouchée de bœuf à la Parmentier avalée, il voit les entrées arriver. Un début de fou rire naît entre les deux amis : en Meuse, chacun mange à son rythme, pas comme ici.
— C’est une course ? Que gagne-t-on à l’arrivée ? hoquette d’une voix presque inaudible le Commercien.
Il se laisse aller tout à coup, serait-ce l’effet de l’alcool ? Le vin de Xérès est très bon, il est vrai… Son ami Dupond de Lahaye fait mine de regarder sous la table pour laisser éclater son hilarité ; lui aussi se rend compte du comique de la situation. Penché au-dessus de son assiette plate, monsieur Durand d’Apremont fait mine de manger consciencieusement pour cacher son visage hilare et que voit-il à mesure que les morceaux de viande disparaissent ? Une face pliée de rire… ce qui n’arrange rien à son état. Sa voisine, jusque-là muette, lui demande :
— Vous allez bien, monsieur ?
Cela a pour effet d’amplifier encore la chose. Il prend sur lui et répond, toujours le nez dans l’assiette :
— Oui, oui, ça va, merci.
Pour dérober son fou rire à tous, il se met à tousser. Cela lui permet d’évacuer ce trop-plein de gaieté d’une manière discrète ; enfin, discrète si on veut, car voilà qu’il attire tous les regards de la tablée sur lui. La voisine, pensant qu’il a avalé de travers, lui met de grandes claques dans le dos ; il en pleure. Monsieur Dupond de Lahaye, quant à lui, « replonge » la tête sous la table… Son ami, le voyant, tousse de plus belle, toujours le nez dans l’argent massif. La voisine de droite continue à lui donner de grandes claques. Soudain Napoléon demande :
— Mais que se passe-t-il ?
Monsieur Durand d’Apremont a l’impression de recevoir une gifle qui arrête net son rire incontrôlable. Il se mouche et dit d’une petite voix :
— J’ai dû prendre un coup de froid, ce n’est rien, Votre Majesté Impériale.
Voyant qu’il n’y a rien de grave, l’empereur reprend sa conversation là où il l’avait laissée avec son voisin et chacun fait de même. Nos deux Meusiens sont revenus à leur état normal, mais ils préfèrent ne pas se regarder de peur que leur fou rire ne reprenne de plus belle. Ils sentent l’un et l’autre qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que cela recommence. Alors monsieur Dupond de Lahaye se tourne vers sa brillante voisine et monsieur Durand d’Apremont se jette sur la suite, à savoir les entrées qui sont au nombre de quatre. Il se concentre sur son grenadin de veau et sur la mousse de lapereaux, les titille avec sa fourchette, déplace les morceaux… et voilà la face secouée de rire contenu qui réapparaît ! Sa voisine, une nouvelle fois, s’inquiète, mais ne dit rien : « A-t-il toute sa tête ? ». Monsieur Dupond de Lahaye, de son côté, s’applique à discuter, toujours avec sa voisine. Celle-ci le trouve vraiment agréable, elle sent que c’est réciproque, car il est très très souriant avec elle. Lui, en son for intérieur, se dit : « Encore quelques minutes la tête toujours tournée à gauche, et je suis bon pour un torticolis ! ».
Les rôts, viandes rôties à la broche, sont servis et nos amis n’ont guère touché au plat précédent que déjà voici le filet de bœuf sauce poivrade et les coqs de Bruyère ; les flageolets à la maître-d’hôtel et les topinambours à la crème suivent pour les accompagner.
L’estomac de monsieur Durand d’Apremont n’en peut plus, il lui semble qu’il va éclater ; chez monsieur Dupond de Lahaye, ce sont les cervicales qui deviennent vraiment douloureuses…
Pour les desserts, les valets changent les assiettes. Celles-ci sont en fine porcelaine de Sèvres ; elles ont un bord bleu et or, avec une vue de château ou d’un paysage de France au milieu. Les valets prennent soin d’intercaler la vue qui se trouve au milieu des assiettes, de façon à ce que chaque convive n’ait pas la même chose à regarder que son voisin. Le pain d’ananas paraît un peu sec et bourratif à monsieur Durand d’Apremont, il préfère le parfait au café. Soudain, il lâche un rot intempestif juste au moment où les échanges entre toutes ces personnes de la haute société se sont un peu taris, attirant de nouveau le regard de tous et bien évidemment de l’empereur. Le spectacle que donnent les deux Meusiens est singulier : l’un, après une quinte de toux particulière, se met à éructer et l’autre mange avec la tête tournée à gauche. L’empereur fait un signe à l’un des valets :
— Faites atteler deux chevaux à l’un de nos fiacres et dites au cocher de les ramener à leur hôtel après le dîner, car je ne les vois guère reprendre l’omnibus, vu leur état à ces deux-là, chuchote-t-il au valet.
Il est huit heures et demie tapant et le dîner est terminé. Il aura duré une heure comme à chaque fois, qu’il y ait quinze invités ou cent-cinquante !
Puis vient le moment des poignées de mains et des courbettes pour dire « Au revoir » et les deux amis s’engouffrent dans le fiacre impérial.
Arrivés à leur hôtel, c’est bras dessus, bras dessous qu’ils montent les marches de l’escalier menant à l’étage. Ils sont bien essoufflés lorsqu’ils arrivent sur le palier. Ils ne peuvent s’empêcher de parler de ce dîner pris à toute vitesse, de leur fou rire, du rot qui avait attiré une nouvelle fois le regard de tous sur eux. Soudain, monsieur Durand d’Apremont se jette au cou de son ami et l’embrasse.
— Dupond de Lahaye, je vous aime ! Merci pour cette bonne soirée.
Celui-ci, un peu interdit par cette surprenante effusion, lui applique à son tour un gros baiser sur la joue, étonné lui-même de son audace soudaine, facilitée quand même, il faut le dire, par le Xérès.
— Moi aussi je vous aime, Durand d’Apremont et je suis heureux d’avoir partagé ce dîner et le reste avec vous. Quel bon fou rire nous avons eu, je ne l’oublierai pas de sitôt !
— Ah ! moi non plus !
Et c’est sur ces paroles qu’ils se quittent pour entrer chacun dans sa chambre respective après s’être souhaité un « Bonne nuit ! » ferme et solennel. Il n’est pas encore très tard, mais la journée a été fatigante, ils se sont levés aux aurores, et demain une longue journée de voyage les attend pour le retour en Lorraine. La nuit sera courte.
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