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Et c'est celle de...

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Claudine REBER

Le panneau de basket

   Il est des histoires qui sont amusantes, tristes, ou émouvantes. Celle que je vais vous raconter serait plutôt à ranger dans la dernière catégorie.
À vous de juger…

   Georgina est une femme d’une soixantaine d’années. Elle est grande, mince, porte des lunettes, et pour ce qui est de sa coiffure, elle a la permanente des années cinquante.
Elle paraît assez stricte, c’est vrai au premier abord, car son éducation est à l’image de sa coiffure ! Comme elle est très bavarde, lorsqu’elle vous connaît, il vaut mieux l’éviter si vous êtes pressé ; mais elle a le cœur sur la main.
   Nous sommes dans les années 1990.
   Georgina travaille auprès des personnes âgées dépendantes dans un établissement public. Veuve depuis dix ans, elle est contente d’avoir trouvé cet emploi presque aussitôt après son veuvage. Son mari avait été commis de culture et la demi-retraite de celui-ci, ne pouvait guère subvenir aux besoins de Georgina.
Elle n’est pas exigeante, habituée à vivre chichement depuis toujours, mais quand même ! Et puis, cela l’occupe et elle se sent utile à la société. De plus, elle s’est attachée à ces personnes pour qui la vie s’en va doucement. Alors, pour leur faire oublier leurs misères liées à l’âge, cette femme au grand cœur essaie le plus possible de les faire rire allant pour ce faire, jusqu’à se déguiser lors des repas festifs de Noël. On l’aime bien, Georgina !
  Elle n’habite pas loin de son lieu de travail, dans une H.L.M. ; un beau petit logement décoré avec goût et simplicité. Elle est au rez-de-chaussée… son problème ! Les enfants des habitations voisines jouent aux billes ou au ballon. Rien de bien grave, me direz-vous. Sauf quand les billes ou le ballon tapent contre le mur de son appartement, cela résonne dans la salle à manger alors, à force, ça énerve Georgina ; on peut même dire que ça lui tape sur les nerfs.
  
Alors elle les chasse… et ils recommencent de plus belle rien que pour la voir sortir de ses gonds. C’est vrai qu’ils pourraient aller jouer un peu plus loin, mais non, c’est là qu’ils s’installent aussi bien en journée qu’en soirée. Cela dure depuis des semaines. Elle est à cran et ne pense plus qu’à ça. Elle guette même le moment où ils vont recommencer. Elle attend et observe derrière sa fenêtre, cachée par le grand store. Eux de leur côté s’amusent de la situation et en abusent. Ils en rajoutent même. C’est devenu infernal.
   Alors une nuit, Georgina qui ressassait et fulminait une fois de plus, en vient à cette conclusion :

« Ce n’est pas en les chassant que je vais être tranquille. J’ai essayé, mais ça ne fonctionne pas. C’est vrai que les murs sont aussi épais qu’une feuille de papier à cigarettes. Même s’ils essaient de faire attention, j’entendrai quand même le bruit. Il faut que je trouve une autre solution. »

   L’aube pointe et avec elle le chaud soleil de juillet. Il fait beau, et dans le cœur de Georgina aussi, car elle pense avoir trouvé une solution.
  Vers quatorze heures, les enfants arrivent tout excités, avec leur ballon pour les uns et leurs billes pour les autres. Ils vont encore entendre râler « la vieille » et ça les fait marrer.
 
À peine ont-ils commencé, qu’ils voient Georgina sortir une fois de plus pour les chasser.
  
Insolents, Grégory et Stéphane ne se sauvent pas comme leurs copains. Ils la toisent du regard en ricanant. Mais contrairement aux autres fois, la vieille dame ne leur crie pas de partir ; au contraire elle les encourage à venir.

    - Allez, venez, on va discuter »

Sidérés, Grégory et Stéphane semblent pétrifiés tout à coup. Les autres ont reculé et regardent la scène de loin. Ils ne comprennent pas ce qui se passe.

    - Allez, venez ! réitère-t-elle.

   Alors les deux enfants entrent chez elle, hésitants. Finie la belle assurance qu’ils affichaient à peine deux minutes plus tôt.

   - Pourquoi n’allez-vous pas jouer plus loin ? leur lance Georgina d’une voix plus douce que d’habitude. Ici, quand vous tapez contre le mur avec votre ballon ou même vos billes, j’entends tout et ça me gêne.
    - Ben, m’dame on nous refoule partout. On sait plus où jouer.
    - Si vous aviez un endroit bien à vous, est-ce que vous iriez ?
    - Oh oui m’dame ! s’exclament en chœur Grégory et Stéphane.
    - Alors réfléchissez à ce que vous aimeriez avoir sur votre terrain. Je vais prendre rendez-vous avec monsieur le Maire, et on ira ensemble lui demander de vous aménager un petit terrain.
    - Faudra vraiment qu’on vienne, m’dame ? Vous pouvez pas y aller toute seule ?
    - Ah sûrement pas ! répond Georgina d’une voix autoritaire. C’est pour vous, alors c’est à vous de le demander au maire. Moi, je viendrai avec vous juste pour vous accompagner. Venez avec vos camarades.

    Puis elle ajoute :

    - Je vous tiens au courant pour le jour et l’heure du rendez-vous. Revenez demain après-midi.

   En sortant, Grégory et Stéphane se jettent un regard qui en dit long sur leur stupéfaction.
    
Ils racontent aux autres qui sont toujours là… Un silence pesant tombe soudain sur le groupe. Personne n’a plus envie de ricaner… ni même de jouer. S’ils s’attendaient à ça ! 
  
  Le lendemain, Georgina guette leur arrivée derrière sa fenêtre ; pour une fois elle les attend avec impatience les « p’tits jeunes ». Elle est d’humeur joyeuse. Quand elle repense à la tête qu’ils faisaient la veille quand elle leur a parlé, elle ne peut s’empêcher d’éclater de rire.
    
Soudain elle les voit arriver. Toute la bande est là. Elle attend qu’ils sonnent à la porte pour ouvrir.

    - ’jour m’dame.

    La femme répond d’un air sérieux, mais à vrai dire elle a plutôt envie de sourire en les voyant si penauds :

    - Bonjour.

    Elle laisse passer quelques secondes, puis reprend :

    - J’ai téléphoné à la mairie, monsieur le Maire nous recevra samedi matin vers dix heures lors de sa permanence. Venez à quatre.
    - D’accord, m’dame, on y sera, dit Grégory.
   -
 Soyez propres sur vous, coiffés et à l’heure, ajoute-t-elle. On va voir le maire, c’est une personnalité dans la ville.
    - Oui, m’dame. On vous attendra à neuf heures quarante-cinq devant chez vous.

   Le samedi matin, Georgina fin prête et tirée à quatre épingles, comme on dit, attend « ses » jeunes depuis neuf heures trente.
   Finalement cette histoire met un certain piment dans sa vie, somme toute assez morne. Hormis son travail, elle n’a pas beaucoup d’amis et ses enfants habitent loin. Elle se sent souvent bien seule.
   
À neuf heures quarante-cinq précises, Grégory, Stéphane, Daniel et Lionel sont là, frais et pimpants. « La vieille » n’aura pas honte d’eux.
   D’un bon pas, ils prennent la direction de l’hôtel de ville. C’est un château, qui fut jadis la résidence secondaire du roi Stanislas.
   
Enfin arrivés, ils doivent attendre leur tour. Il y a déjà du monde qui attend dans la petite pièce jouxtant le bureau du maire. Ils s’assoient tous les cinq en silence. Les adolescents s’installent les uns à côté des autres comme pour se rassurer et Georgina se met en face.
    
Elle ne dit rien, se contente de les observer et en vient à se dire pour elle-même qu’elle est aussi intimidée qu’eux à présent. Finalement ne va-t-elle pas être un peu ridicule avec cette histoire de ballon et de billes devant monsieur le Maire qui a d’autres chats à fouetter ? Ce lieu lui donne le recul nécessaire qui lui a manqué jusqu’à ce jour.
    
De leur côté, les jeunes, bien qu’intimidés, se sentent devenus importants tout à coup… grâce à « la vieille ». Si elle les a amenés jusque là, c’est que leur revendication est recevable et juste. Alors ils se redressent peu à peu sur leur chaise, beaucoup plus sûrs d’eux.
 
   La porte s’ouvre et le maire leur fait signe d’entrer. C’est à leur tour. Après les salutations d’usage, le premier magistrat de la ville les prie de s’asseoir et d’exposer leur demande. C’est Georgina qui prend la parole :

    - Monsieur le maire, ces enfants ont une requête à vous soumettre. 
    - Je vous écoute, dit celui-ci. Il ne sait que penser. Que vient faire cette employée qu’il connaît un peu puisqu’elle travaille dans un des services de la ville, avec ces jeunes ?

    Les quatre adolescents s’interrogent du regard et c’est Grégory qui se lance :

    - Eh bien, m’sieur l’Maire, on voudrait bien un petit terrain pour jouer près de nos H.L.M., car on n’a rien, et si on joue au ballon ou aux billes, ça embête tout le monde et surtout m’dame Georgina, dit-il en jetant un regard à celle-ci.

  Alors elle reprend la parole et explique ce qui est son tourment depuis des semaines, surtout pendant les grandes vacances quand les enfants ne vont pas à l’école.
    
Le maire sans rien laisser paraître de ses sentiments, s’adresse aux adolescents et leur demande :

    - Qu’est-ce que vous aimeriez avoir, en fait sur ce terrain ?

    - Un panneau de basket ! répondent d’une même voix les quatre garçons.

    Ils voient le maire noter ce qu’ils pensent être leur demande sur une feuille, et le maire leur dit :

    - Je vais en parler lors du prochain conseil municipal ; votre requête à tous me paraît très justifiée, à condition bien sûr, qu’une fois le panneau de basket installé, vous alliez jouer sur votre terrain, n’est-ce pas ?
    - Promis, m’sieur !
   - Cela ne va pas se faire tout de suite, mais je m’engage aujourd’hui devant vous : vous aurez un terrain derrière les H.L.M. et votre panneau de basket !

   L’entretien est terminé. Ils prennent le chemin du retour ; l’ambiance est beaucoup plus détendue. Il n’y a plus des adversaires qui se toisent, mais plutôt un groupe qui est uni et qui fait des projets en ce qui concerne les garçons, et une femme qui n’aura plus les nerfs à vif à longueur de journée.
  
De son côté pour monsieur le Maire, c’est bien la première fois qu’il a une telle demande. Surtout dans ces conditions. « L’être humain est encore capable de faire de belles choses. » se dit-il avec un petit sourire d’admiration pour cette employée qu’il savait déjà être un modèle dans son travail.
   
En attendant que le projet voie le jour, les jeunes décidèrent d’aller jouer sous d’autres fenêtres ; car d’un commun accord, ils pensaient que « la vieille » le méritait bien. Grégory et ses acolytes ne la voyaient plus sous le même jour…

***

   Six mois plus tard, une dalle en béton était posée sur le petit terrain, avec à l’une de ses extrémités, un panneau de basket flambant neuf !

***

  Un jeune homme la trentaine bien affirmée, s’arrête pensif en regardant des gamins d’une dizaine d’années. Ils essaient de mettre leur ballon dans le panier d’un panneau de basket. Des souvenirs remontent en lui ; il avait leur âge il y a vingt-cinq ans maintenant.
   
De passage dans sa ville natale, ses pas l’ont amené là, pour voir si le panneau existait toujours. Il n’a jamais revu ses potes. Que sont-ils devenus ?
   
Quant à Georgina, il a appris par sa mère qu’elle était décédée depuis plusieurs années. Georgina… un sourire ému et tendre fleurit sur sa bouche.
   Qui se souvient encore de cette histoire du panneau de basket ? Ces petits qui jouent sont bien loin d’imaginer pourquoi et comment il a été installé là.
   
Il existe en ce monde, des personnes simples qui ne font jamais parler d’elles, mais qui apportent à leur manière une pierre à l’édifice de la vie d’autrui.
   Grégory reprend sa marche ; rien n’a changé sauf une chose et non des moindres : le panneau de basket se trouve à présent tout près des containers du tri du quartier. Cela déborde de tous les côtés. C’est le « progrès », « hygiène » et écologie obligent !!!

 
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