« Agacée depuis longtemps par une habitude française, dont même la plupart des femmes de ce pays n’ont pas conscience, j’ai décidé de prendre la plume pour illustrer cette misogynie héritée de l’époque napoléonienne. Aux lectrices (et lecteurs) d’en juger. »
Au nom de la femme
ou
les tribulations d'une Française en Europe
(Partie II sur IV)
Me voilà donc dans les années 70 en Allemagne, avec un nom allemand et la nationalité française. Rien d’extraordinaire à cela. Dans l’est de la France, beaucoup portent un nom à consonance germanique, et le contraire existe en Allemagne où les huguenots et autres émigrés ont laissé leurs traces. Un seul nom ! Tout changea lorsque j’obtins un poste dans une université allemande. Je fréquentais depuis suffisamment de temps les universités pour avoir remarqué que les lectrices de français avaient coutume de porter un double nom. Pour montrer leur ascendance française, justifier en quelque sorte leur place au poste qu’elles occupaient, elles avaient pris l’habitude d’ajouter au nom de leur mari celui de leur père, et de les relier par un trait d’union. Devenue lectrice à mon tour, je fis de même pour annoncer mes cours : Fischermann-Martin. Je n’avais pas songé à la possibilité de placer ces deux noms dans l’ordre inverse. J’avais changé de nom en me mariant, je n’avais pas à le regretter, c’était ainsi. Et dans l’ordre inverse, avec un nom de jeune fille en premier, ça donnait en traduction Martin-Pêcheur. Trop ridicule ! Je n’ai pas une tête d’oiseau. Donc tout était parfait, je ne changeais pas de nom, je signalais juste aux étudiants, par l’ajout de mon patronyme français - que je n’avais pas perdu, du fait que j’étais restée française et que ce nom figurait sur ma carte d’identité – que j’étais d’origine française, donc « native-speaker », ce qui aux yeux de l’administration suffisait, semble-t-il, à me qualifier pour ce poste. C’était compter sans les « pinailleries » (excusez ce néologisme) de la bureaucratie. Un fonctionnaire de l’université me convoqua pour me signaler que j’usurpais un nom qui ne me revenait pas, que le mien était Fischermann, point à la ligne. Il n’en fallait pas plus pour me faire bondir, je déteste les fonctionnaires bornés qui suivent leurs instructions à la lettre sans chercher à comprendre le problème, mais là il allait trop loin ! De quel droit se prévalait-il pour m’interdire de porter le nom qui était le mien depuis ma naissance ? Je lui fis remarquer que j’étais Française, que la loi de mon pays m’y autorisait et que je conservais mon nom à vie, ne lui en déplaise. Pour preuve je lui mis sous le nez ma carte d’identité toute neuve, avec tout en haut le nom de Martin, suivi d’un « épouse Fischermann ». Il le reconnut à contrecœur, mais ne voulant pas s’avouer vaincu, il n’accepta pas pour autant d’inscrire un double nom sur le registre des cours. Les choses devaient se faire en règle. Seul le bureau d’état civil était habilité à effectuer un changement de nom. Changement de nom ? Mais c’est le mien, m’écriai-je, j’en ai changé aux yeux de la loi allemande quand je me suis mariée, involontairement dois-je dire, car j’ignorais que ce changement serait définitif. Heureusement, je suis restée Française, j’ai un passeport français sur lequel mon nom figure encore ! Mes papiers ne lui suffisaient pas. Quand un fonctionnaire est confronté à une situation qu’il ignore, à un phénomène qui le dépasse, il reste intraitable. Je n’allais quand même pas laisser cet imbécile avoir le dernier mot. Je me suis donc rendue au service de l’état-civil pour faire ma demande et j’en suis ressortie avec un beau document attestant mon double nom, que j’ai étalé fièrement sous les yeux du fonctionnaire ahuri, en le priant d’effectuer immédiatement le changement pour le prochain catalogue des cours.
J’avais désormais un double nom, mais la surprise vint des autorités françaises le jour où je demandai le renouvellement de mes papiers. Le double nom n’était pas prévu par la loi, surtout pas un double nom librement choisi dans un autre pays. Dans le formulaire à remplir, aucune place n’était prévue pour l’indiquer. Toujours les deux mêmes rubriques : Nom et Nom de jeune fille (s’il s’agit d’une femme). Tiens, tiens, où est l’égalité ? Pourquoi les hommes n’ont-ils pas à signaler leur « nom de jeune homme » et la possibilité de prendre celui de leur épouse ? Ou encore d’indiquer ce dernier sur leurs papiers s’ils préfèrent traditionnellement « donner » leur nom à leur chère « moitié » (encore une bizarrerie de langage, pourquoi pas « alter ego », ça serait moins diminutif). Fischermann, époux Martin, comme Martin épouse Fischermann, pourquoi pas ? Ce serait amusant, et au moins tout le monde y trouverait son compte, on saurait qui est marié avec qui, pas besoin de transporter avec soi son certificat de mariage pour prouver les liens qui nous unissent l’un à l’autre. Ce serait pratique dans la vie courante, quand on retire à la poste un paquet adressé à son conjoint, ou qu’on veut lui rendre visite à l’hôpital, ou quand le facteur cherche sur une boîte aux lettres un nom de « jeune fille » qu’il ne trouve pas, lorsqu’il apporte à l’épouse française un document administratif, carte d’électeur, etc. portant son nom patronymique. À ce moment-là, en Allemagne, le nom de l’épouse ne figurait plus, sur ses papiers d’identité, que comme « née Untel », à moins qu’elle ne fît comme moi la demande de porter officiellement un double nom. En restant française, j’avais pu sauver mon nom en partie, mais aucune place n’était prévue sur mes papiers français pour le double nom qu’on m’avait généreusement octroyé en Allemagne ! J’étais donc enregistrée en Allemagne comme Frau Pascale Fischermann-Martin, et même Dr Fischermann-Martin, car dans ce pays le titre universitaire fait officiellement partie du nom. J’avais sous ce double nom conclu diverses assurances, cotisé pour la retraite et le chômage et signalé mes revenus aux finances publiques en remplissant ma déclaration d’impôts. J’avais un nouveau permis de conduire délivré sous ce nom, car j’avais été obligée de le repasser en Allemagne, n’ayant pu justifier que j’avais conduit sans interruption (enfin, j’avais quand même le droit de m’arrêter de rouler pour dormir !) depuis que j’avais mis mes roues dans ce pays. Il m’aurait été difficile de le prouver, ma vieille deux-chevaux ayant rendu l’âme peu après mon arrivée, et j’avais économisé pendant plus d’un an avant de pouvoir m’offrir une nouvelle voiture. Bref, sur tous les documents valables en Allemagne figurait mon double nom. Mais voilà ! Quand il me fallait justifier de mon identité, je sortais une carte, d’assez mauvaise apparence aux yeux des autorités étrangères qui imprimaient les leurs sur du papier plus noble que ce misérable bout de carton jauni, une carte où figuraient deux noms l’un au-dessous de l’autre, et pas de double nom, l’attestation de l’état-civil allemand qui me l’octroyait n’étant pas reconnue par les autorités françaises.
Quelques années plus tard j’ai demandé le divorce et le problème du nom se reposa. Il était évidemment hors de question pour moi de conserver le nom de mon mari après le divorce, puisque je ne dépendais plus de lui, n’étais plus rien pour lui ni lui pour moi. Les autorités allemandes m’avaient autorisée à porter un double nom dont je ne voulais pas davantage, et que je n’avais d’ailleurs pas eu la possibilité de faire inscrire sur mes papiers français. Il me fallait faire renouveler ces derniers. Le consulat de France n’opposa aucune difficulté à ce que n’y figurât que mon nom de jeune fille. On me demanda dans les services consulaires si je souhaitais garder le nom marital avec l’autorisation de l’ex-mari. Il n’en était pas question, ainsi mes papiers me furent rapidement délivrés.
Quand on divorce on déménage le plus souvent, et ayant trouvé un nouvel appartement je décidai de faire appel aux services d’un déménageur. Il nota mes coordonnées et je signai le contrat sous mon nouveau nom qui était en fait l’ancien, celui que je portais depuis ma naissance, Martin. Puis je sortis mon carnet de chèques, j’en signai un pour régler une avance et le tendis au déménageur. Il me fit alors remarquer que mes chèques étaient établis au nom de Fischermann et que j’avais signé Martin ! L’horreur ! Le déménageur me fit confiance, lorsque je lui en eus expliqué la raison, il n’était pas fonctionnaire, et je refis un nouveau chèque en signant Fischermann. Mais il me fallait d’urgence remédier au problème. Je ne pouvais pas avoir deux signatures et les utiliser en alternance. Munie de mes nouveaux papiers d’identité, je me rendis donc à la banque en demandant que le « nouveau nom », que je portais en fait depuis ma naissance et qui resterait désormais le mien, figurât sur mes cartes bancaires. Ce ne fut pas aussi simple que je le pensais. Ma carte d’identité française ne leur suffisait pas, puisque j’étais mariée sous le régime du droit allemand. Pourtant j’étais cliente depuis longtemps et les employés me connaissaient bien. Pour que la banque puisse procéder à un changement de nom sur la carte, il me fallait produire de nouveau un document de l’état-civil allemand prouvant le changement, encore une fois le problème ressurgissait, mais en sens inverse. J’étais passée de Fischermann à Fischermann-Martin, et maintenant je demandais à redevenir simplement Martin ! Quel casse-tête pour un fonctionnaire de l’état-civil habitué à traiter des cas très simples. Munie de mes papiers français je fis la démarche en mairie. Mais là non plus ceux-ci ne suffisaient pas davantage qu’à ma banque. Pour obtenir cette attestation de changement de nom, il me fallait fournir un certificat de divorce. Or si le jugement avait bien été prononcé, pour des raisons de procédure en cours à propos de mes droits à la retraite, il n’était pas encore définitif ni applicable. Cela allait prendre encore quelques mois. Je partis donc en vacances en France avec mes nouveaux papiers, pensant qu’au fond cela n’avait pas d’importance et que je règlerais ce problème à mon retour. Rien ne pressait puisque mes papiers français étaient en règle. Je partis donc pour mes premières vacances de femme seule en France avec une carte d’identité au nom de Martin et une carte bancaire et un chéquier au nom de Fischermann. Je n’avais en effet pas jugé nécessaire de déclarer à la banque le passage à ce double nom, vu que je n’avais procédé à ce changement que pour ne pas donner raison à un fonctionnaire borné, et que le double nom n’apparaissait pas sur ma carte d’identité.
Arrivée sur mon lieu de vacances, je me rendis au supermarché le plus proche pour remplir mon frigo et au moment de passer à la caisse je sortis mon chèque que je signai cette fois sans hésiter du nom de Fischermann. Pas de pot ! La caissière me demanda ma carte d’identité et sans méfiance je sortis la mienne, toute neuve, celle que venait de me délivrer le consulat et qui ne portait plus mon « nom d’épouse », mais seulement Martin. Nouvelles explications quand la caissière constata à son tour une divergence entre les noms. Mais elle n’était pas fonctionnaire. Je crois qu’elle nota simplement le numéro de ma carte d’identité en vue d’une éventuelle vérification et le problème fut réglé, mais je me sentais de plus en plus suspecte. Délit d’usurpation de signature, usage de faux, quoi encore ? N’est-ce pas pourtant ce que font en France toutes les femmes mariées qui signent leurs chèques du nom de leur mari, alors que la loi interdit formellement d’usurper le nom d’une autre personne ? A la différence que ce nom ne figurait plus sur ma carte d’identité.
(La suite dans "Porte ouverte"
du Porte-Plume n°99 de novembre)
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