La piote
(Deuxième partie)
Résumé de la première partie
La piote, abandonnée par sa mère, a grandi en secret chez ses grands-parents : Marcel qui l’embêtait avec ses manières, et Renée. Réfugiée au grenier de la maison délabrée, elle avait pour seule compagnie Coronis, le corbeau apprivoisé de Marcel. À la mort de Marcel, Beckie, sa mère, vient revendiquer sa part d’héritage. Une nuit, une dispute éclate. Beckie se sauve, poursuivie par Renée. Elle prend le chemin du calvaire qui surplombe les roches de Saint-Mihiel et tombe dans une faille profonde. Le cadavre est dissimulé avec un peu de terre et des branches jetées au fond du trou.
Deuxième et dernière partie
Le lendemain les deux femmes firent du tri. Renée garda pour elle le sac à mains et décida que les vêtements iraient à la piote. Puis elles se débarrassèrent du reste, les miettes d’une vie gâchée au milieu desquelles des effets personnels faillirent leur échapper. Peut-être aurait-il mieux valu. Du moins pour le dessin. Un dessin maladroit, tracé au crayon sur la feuille jaunie arrachée d’un carnet.
La piote le trouva jeté en boule derrière des boîtes vides en fer blanc. Curieuse, elle le défroissa. Elle reconnut la mansarde. Le lit où une femme tenait un bébé.
Une exclamation trouait le papier. Deux mots soulignés en guise de signature, aveu douloureux arraché à l’innocence, Ma sœur ! Une date, 11 avril 2001.
Et soudain l’évidence, insolente et terrible.
Elle était ce bébé, enfant de la honte née d’une autre enfant. Des mots murmurés par Renée, jamais compris. Elle était cette créature affublée d’un quolibet ridicule, la piote qu’un père ignoble et une grand-mère complice avaient élevée en secret pendant des années de mensonge.
Anéantie par cette révélation au lendemain d’un acte abominable, elle se laissa gagner par une léthargie profonde. Renée choisit de l’ignorer le temps que ça lui passe.
Lovée des jours entiers dans une couverture au fond du grenier, la piote dépérissait. Le fil de sa conscience se jouait d’elle, entre l’envie morbide de se fondre dans les humeurs de la maison gangrenée et l’appel d’un avenir incertain.
Lorsque son désir de vivre l’emporta, elle s’anima d’un désir de vengeance nourri d’une haine sourde qui la fit se ressaisir.
À la fin de l’hiver, elle sortit de son silence.
Les dispositions de Renée semblaient avoir changé. Elle lui remit trois cartes retrouvées dans le sac de Beckie. Cette nouvelle donne transforma son existence de manière inattendue...
Brunner Rebecca, Renée, Maryse. Née le 28.03.1986…
La première était une carte d’identité.
Beckie, Rebecca, la piote… un même visage, un seul état civil et le droit d’exister. Un droit usurpé, mais en restant discrète et en imitant la signature, qui irait voir ?
La deuxième était une carte visa sur un compte au même nom, ouvert par Renée pour émanciper sa fille, elle en connaissait le code.
La dernière était une carte vitale.
Renée voulait-elle se racheter ou éloigner celle dont elle ne pouvait plus soutenir le regard ? Peu importe, la piote prit ce que Renée lui trouva : un emploi d’agent de propreté, un appartement dans le vieux Commercy et quelques meubles dont elle voulait se débarrasser.
Au plus dur de l’hiver, il y eut un accident. On retrouva Renée écrasée entre le plancher de sa chambre et un enchevêtrement de tuiles, de neige et de poutres vermoulues. La jeune femme ressentit un étrange soulagement. Elle expédia les funérailles et céda la ruine à la ville. Bientôt, la verrue fut rasée pour aménager une aire de pique-nique au pied des roches et un parking utile aux adeptes du club d’escalade.
***
Affranchie, la nouvelle Rebecca découvrait la vie. À sa façon. Car elle n’était pas pour autant libérée du poids de son histoire.
Débrouille-toi la piote ! Alors, elle s’arrangeait comme elle pouvait avec ses petits secrets, ses petits mensonges, des entorses au règlement, insignifiantes et jamais remarquées des collègues.
Débrouille-toi la piote ! Elle osa quelques aventures éphémères. La découverte de sentiments inconnus la rendait curieuse et inquiète. Incapable d’aimer, son cœur s’animait de frémissements timides vite étouffés par une rage dévorante, un désir de vengeance incontrôlable, un instinct de survie frelaté. Gare aux hommes qui l’approchaient ! Leur visage s’effaçait derrière celui de Marcel. La vrille immonde des blessures de la piote avait engendré un monstre derrière les cicatrices de Rebecca. Il lui rongeait le ventre et l’égarait un peu plus pendant qu’elle se débrouillait comme elle pouvait. Avec son chat pour confident.
Elle commença par Joris, un petit jeune choisi au hasard pour une idylle fugace et sans témoins, un dealer de passage, beau parleur, prétentieux et trop collant, mort d’une overdose dans sa voiture avant qu’elle ne lui vide les poches.
Puis elle s’était offert une escapade dans une maison forestière perdue au cœur de l’Argonne. Louis était amateur de champignons. Le premier jour, le vieux garçon l’initia à la cueillette. Le lendemain, il lui fit la cour. Elle le repoussa. Le dernier jour elle prépara la fricassée pendant qu’il inspectait ses ruches. On ne le revit plus.
Ce fut encore plus facile avec Freddy, le pêcheur un peu bizarre qui voulait l’emmener tricoter à ses côtés le temps qu’un poisson avale le gros ver qui se noyait au bout de sa ligne au fond du canal. Un matin de février, elle l’envoya rejoindre ses vers. Lorsqu’au dégel on retrouva son corps coincé près d’une écluse, on crut qu’il avait glissé sur la berge.
Enfin, il y eut le routard qui titubait vers le sud en refaisant le monde. Luc s’était laissé tomber devant chez elle le soir où il avait perdu son chien. Ça l’avait émue. Il était monté pour remplir ses bidons. La place était libre, il était resté. Trop longtemps. Ou trop collant. Un coup d’épaule alors qu’il vacillait en haut des escaliers l’en avait débarrassée. Elle l’avait tiré deux rues plus loin pour l’allonger dans le caniveau, poser sa nuque brisée contre la pierre et lui glisser dans la main sa dernière bouteille de vodka.
Depuis, elle s’était assagie. Sa rage s’éteignait doucement. Elle aspirait à une vie plus douce, affranchie des étreintes du passé.
***
Rebecca ferma la fenêtre et s’approcha de Newton, couché sur le journal qui la tourmentait depuis trois jours. En la voyant arriver, il se leva pour aller ronronner dans ses bras.
Macabre découverte à Saint-Mihiel. Un moniteur d’escalade met à jour des restes humains en cherchant son téléphone tombé dans un trou.
Des images refoulées surgirent à nouveau.
Les mains de sa mère tendues vers elle, des mains nues qui sortaient d’un blouson et gémissaient dans l’ombre tandis que pleuvaient les pierres, un blouson de cuir avec des poches où se cachait sans doute ce que Renée avait fini par renoncer à chercher : une carte rose, une petite carte rose plastifiée qui traînait quelque part.
Elle voyait aussi la poutre, à moitié sciée dans le grenier après la découverte du dessin, une pièce maîtresse qui plus tard avait cédé sous le poids de la neige, entraînant avec elle le reste d’une charpente pourrie.
Rebecca sentait le piège se resserrer. Elle ne pourrait expliquer comment un permis de conduire à son nom, dont la perte n’avait jamais été déclarée, avait pu se retrouver dans les poches d’un cadavre près de la maison rasée quelques années plus tôt. Sans compter les autres, ceux que son esprit tourmenté avait condamnés en les confondant avec Marcel. On l’enfermerait comme la piote qu’elle ne voulait plus être.
Un véhicule pénétra dans la ruelle et s’arrêta devant l’immeuble. Elle entendit grossir le bruit des pas dans les escaliers de bois. Les coups frappés à la porte la firent sursauter. Alors, elle se leva avec son chat dans les bras et sortit sur le balcon. Au fond de son regard perdu, Coronis était perché sur le vaisselier de la maison de Saint-Mihiel. Il l’appelait. Elle enjamba la rambarde et s’élança vers lui.
***
Rebecca sortit du coma au bout d’une semaine. La voiture des gendarmes avait amorti sa chute. Newton s’était sauvé.
Outre ses fractures, on diagnostiqua des troubles nécessitant un internement psychiatrique. À la fin de l’enquête, on la transféra en région parisienne. Elle s’y trouve toujours. Bien qu’elle soit au rez-de-chaussée, sa chambre est très claire. Il paraît qu’elle s’y plaît. Elle lit beaucoup, calée dans sa chaise roulante près de la fenêtre blindée à l’ouverture condamnée. Quand elle ne lit pas, elle attend sans rien dire, regarde le ciel et cherche les oiseaux.
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