Plume a lu207 08 juillet aout2021

Par Nicole DURAND

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Dora Bruder
de Patrick Modiano

 
2021 07 plumalu

Né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt, d'un père juif italien et d'une mère belge flamande, Patrick Modiano, délaissé par ses parents, a le plus souvent été confié à ses grands-parents, avant d’être placé dans des pensionnats. En 1957, il a perdu un jeune frère décédé des suites d'une leucémie.
Il a écrit une trentaine de romans récompensés par de nombreux prix prestigieux, parmi lesquels le Grand prix du roman de l'Académie française, en 1972, pour « 
Les Boulevards de ceinture
 » le prix Goncourt en 1978, pour « Rue des boutiques obscures », son sixième roman, et en 2014, le Prix Nobel de Littérature « pour son art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation ».


« 
Dora Bruder » est paru en 1995.

De prime abord, ce livre, très court, peut déconcerter un lecteur qui s’attendrait à découvrir un roman. Le nom féminin du titre laisse augurer une œuvre rédigée soit à la première personne, la pseudo-narratrice étant alors l’héroïne censée relater sa propre expérience, soit – cas le plus courant – à la troisième personne, en tant que narrateur omniscient, mais s’effaçant totalement derrière des personnages généralement fictifs.

Or, « Dora Bruder » n’est pas un roman, ni même une fiction. On n’y trouve pas de dialogues, mais de nombreuses citations de lettres et de documents. L’auteur apparaît sous son identité réelle, ne s’efface pas derrière ses personnages – lesquels ont réellement existé – et ne se fait pas passer pour omniscient.

Œuvre littéraire pratiquement inclassable, « Dora Bruder » est, en fait, un témoignage sur la vie de l’adolescente ainsi dénommée et de ses parents, à la fois biographie, autobiographie – car l’auteur y parle aussi de ses propres expériences – et chronique historique, récit d’une enquête – ou plutôt une quête – dans une démarche qui fait songer à l’œuvre de Proust : « A la recherche du temps perdu ».

Le point de départ de cette œuvre est, précisément, un avis de recherche lu, par hasard, huit ans plus tôt, dans un vieux journal, daté du 31 décembre 1941.

Cet avis a interpellé l’auteur, parce que la personne recherchée, sommairement décrite, est une adolescente de 15 ans, et qu’il imagine le désarroi des parents « ayant perdu la trace de leur fille le dernier jour de l'année ». Sans doute également à cause de la période troublée à laquelle l’avis a paru, mais aussi parce que le quartier où ces gens résidaient lui est familier.  

Ainsi, il décrit longuement ces lieux tels qu’il les a connus, déjà transformés depuis la période où Dora et ses parents vivaient là, et il évoque les souvenirs qui y sont liés.

Dès les premières pages du livre, Patrick Modiano donne l’impression de s’être senti comme prédestiné, investi d’une mission presque surnaturelle : « (…) tout cela n’était pas dû simplement au hasard. Peut-être, sans que j’en éprouve encore une claire conscience, étais-je sur la trace de Dora Bruder et de ses parents. Ils étaient là, déjà, en filigrane. »

Il restera hanté par l’adolescente, au point d’écrire, tout d’abord, en 1989, un roman, « Voyage de noces », « pour essayer », avouera-t-il dans une interview, « de combler le vide que j'éprouvais quand je pensais à Dora Bruder dont je ne savais rien ».

Au cours de la même interview, il explique ce qui a motivé sa quête :

« J'ai eu un pressentiment. J'ai consulté le Mémorial de la déportation des Juifs de France que Serge Klarsfeld a publié en 1978. J'ai retrouvé le nom Dora Bruder, dans la liste des noms du convoi n° 34, du 18 septembre 1942, parti de Drancy pour Auschwitz. Pas de date ni de lieu de naissance, en face de ce nom, comme pour les autres noms qui figuraient dans cette liste. Le nom suivant était Bruder, Ernest, 21.05.99. Vienne. Apatride. J'ai retrouvé le nom Bruder, Cécile, dans la liste du convoi du 11 février 1943. Ce qui m'a bouleversé, ce sont ces deux disparitions successives de Dora Bruder : celle annoncée dans l'avis de recherche, et la dernière, neuf mois plus tard. Et ces parents et cette fille qui tombent chacun à leur tour dans le néant. »

Alors, pour les sortir du néant, patiemment, méthodiquement, avec minutie et obstination, Patrick Modiano s’attelle à un travail de fourmi : Par de longues recherches, souvent fastidieuses et semées d’embûches, il tente de reconstituer et assembler une à une les pièces du puzzle que fut leur vie, avant et au cours de ces années d’occupation.
Il déclare, toujours dans la même interview :

« Pendant près de six ans, je pensais que je ne parviendrais jamais à sortir Dora Bruder du néant. En 1994, Serge Klarsfeld m'a communiqué les fiches du camp de Drancy et de la préfecture de Police la concernant, elle et ses parents. J'ai su qu'elle avait été pensionnaire dans une école religieuse rue de Picpus, qui n'existe plus aujourd'hui. J'ai écrit aux sœurs de cette institution, qui sont maintenant dans une abbaye en Normandie. J'ai demandé à ceux qui travaillent aux archives de la préfecture de Police s'ils pouvaient me donner des renseignements. Ce qu'ils ont fait. »

Il est probable, d’ailleurs, que Patrick Modiano a été touché par les similitudes entre l’adolescence de Dora et la sienne, puisque, comme elle, il a connu la tristesse de l’internat, comme elle, il a fugué à plusieurs reprises. 

De là, par la suite, cette tentative de reconstitution, lente et patiente, d’un destin brisé, ce témoignage poignant du bref passage sur terre d’une adolescente sujette à des fugues répétées, et que l’on suppose animée d’une farouche envie de croquer la vie à pleines dents, mais qui a eu la malchance de naître au mauvais endroit, au mauvais moment. L’écrivain entreprend de dépeindre, et parfois d’imaginer, une jeunesse, parmi tant d’autres, juste un peu plus aventureuse, rétive et réfractaire que beaucoup d’autres, et fauchée à l’aube de sa vie.

Pour les quelques périodes où manquent des documents et des témoignages directs, l’auteur comble les lacunes par des suppositions raisonnables, fondées sur des analogies avec des gens ayant fréquenté les mêmes lieux, sensiblement à la même époque que les membres de la famille Bruder. Il s’efforce ainsi de reconstituer le plus complètement possible le maillage de leurs modestes existences, sacrifiées sur l’autel de la bêtise, l’insensibilité et la barbarie.

Mais ce livre n’est pas seulement la reconstitution historique des évènements qui ont anéanti Dora et sa famille. Patrick Modiano nous livre également des pans de sa propre vie, par des aller-retour répétés entre les époques. Il évoque ses relations douloureuses, tendues par l’incompréhension, avec son père, et, juste avant la mort de ce dernier, son rendez-vous, raté parce qu’il s’était égaré dans le dédale des couloirs et escaliers de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Il évoque, aussi, d’autres personnes qu’il a connues et qui ont disparu, victimes de la guerre, d’ailleurs dans les deux camps, comme deux écrivains allemands, étrangers au conflit, abattus aveuglément après la libération. De ces témoignages, émane une impression d’absurdité quasi kafkaïenne.

Le récit, mené, le plus souvent, en phrases brèves, dans un style sobre et dépouillé, n’est pas larmoyant, et l’écrivain décrit assez peu ses sentiments. S’il avoue, en interview, avoir été « bouleversé », l’émotion est certes perceptible, mais généralement contenue, n’apparaissant qu’entre les lignes, à travers les faits, rapportés de façon souvent neutre, sans pathos, avec assez peu de commentaires et de prises de position.  

La douleur, la compassion, elles se dégagent des faits eux-mêmes et de quelques lettres citées, bouleversantes dans leur humanité et leur humilité. Il semble que l’écrivain ait estimé que l’expression de ses propres sentiments n’ajouterait rien à ces témoignages poignants. C’est à travers les évènements et vicissitudes évoqués que transparaît, avec une grande pudeur, l’hypersensibilité de l’auteur, et presque sa désespérance.

Pourtant, étrangement, dès le début, l’atonie même, et la sobriété de cette expression parviennent à émouvoir, comme le témoignage d’un sentiment d’impuissance et un constat de l’impassibilité, l’incompréhension et l’indifférence d’une bureaucratie rigide et inflexible, et l’inexorabilité du temps qui passe, de l’oubli qui finit par tout engloutir. Jusqu’aux immeubles et aux rues, parfois disparus, comme pour mieux effacer, jusqu’à l’absurde, les traces de ceux qui ont vécu là autrefois. « Les lambeaux de papiers peints que j’avais vus encore il y a trente ans rue des Jardins-Saint-Paul, c’étaient les traces de chambres où l’on avait habité jadis – les chambres où vivaient ceux et celles de l’âge de Dora que les policiers étaient venus chercher un jour de juillet 1942. La liste de leurs noms s’accompagne toujours des mêmes noms de rues. Et les numéros des immeubles et les noms de rues ne correspondent plus à rien. »

Mais de temps à autre, apparaît une phrase longue et sinueuse, comme celle-ci : « Mais aujourd’hui, trente ans après, il me semble que ces longues attentes dans les cafés du carrefour Ornano, ces itinéraires, toujours les mêmes — je suivais la rue du Mont-Cenis pour rejoindre les hôtels de la Butte Montmartre : l’Hôtel Roma, l’Alsina ou le Terrass, rue Caulaincourt — , et  ces impressions fugitives que j’ai gardées : une nuit de printemps où l’on entendait les éclats de voix sous les arbres du square Clignancourt,  et l’hiver, de nouveau, à mesure que l’on descendait vers Simplon et le boulevard Ornano, tout cela n’était pas dû simplement au hasard. »

L’impression générale est celle d’une atmosphère pesante, d’une morne tristesse imprégnée de nostalgie. Cette ambiance maussade et cette mélancolie récurrente se dégagent, en particulier, de la fréquence de mots comme : « hiver », « étau » ou « nuit » et la prédominance des couleurs sombres ou ternes. Ainsi, un témoin de l’époque évoque en ces termes le pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie, où Dora avait été placée avant de fuguer : « Sans doute à cause de l’hiver et du black-out de ce temps-là, elle se souvient que tout était noir dans ce pensionnat (…) »

Toutefois, l’ouvrage se termine sur une note, certes nostalgique, mais un peu plus lumineuse que l’ensemble :

« J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps — tout ce qui vous souille et vous détruit — n’auront pas pu lui voler. »

Les mots forts, soulignés par leur position finale, sont évidemment : « souille », « détruit », et « voler », résumant tout le mal que l’on a fait à cette adolescente rétive, sans doute révoltée, pour laquelle l’auteur dévoile enfin sa tendresse et sa compassion.

Cette œuvre m’a fait songer, bien sûr, au journal d’Anne Frank, mais aussi à cette chanson poignante de Jean-Jacques Goldmann « Comme toi », ou encore à ce film, bouleversant, réalisé par Gilles Paquet-Brenner et sorti en octobre 2010 : « Elle s'appelait Sarah » , tiré du roman homonyme de Tatiana de Rosnay, paru en France en 2007, aux éditions Héloïse d'Ormesson.

La conclusion, c’est Patrick Modiano lui-même qui la donne, dans cette confidence, laquelle éclaire l’ensemble de son œuvre :

« À vrai dire, je n'ai jamais eu l'impression d'écrire des romans, mais de rêver des morceaux de réalité que j'essayais ensuite de rassembler tant bien que mal dans un livre. Avec Dora Bruder, j'ai d'abord biaisé en écrivant un roman, mais j'ai enfin abordé le problème de front. Et je me demande aujourd'hui si j'en sais plus sur elle. »

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Commentaires

  • Nicole Durand

    1 Nicole Durand Le vendredi, 02 juillet 2021

    Merci beaucoup. Cette appréciation me touche infiniment.
    j'avoue n'avoir pas encore eu l'occasion de découvrir tous les livres de Patrick Modiano, mais celui-ci, en particulier, m'a totalement bouleversée, comme je pense, tous ses lecteurs.
  • Michel LOUYOT

    2 Michel LOUYOT Le jeudi, 01 juillet 2021

    Une analyse fouillée et pertinente de cet ouvrage que je considère comme le meilleur livre de Modiano.

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