La licorne
Je suis seule sur la place silencieuse. Les terrasses des bistrots désertées, les rideaux des magasins tirés. Une grosse vague de chaleur sévit depuis des mois. C’est l’heure de la sieste. Les Marseillais se reposent. Au loin, quelques cris d’oiseaux marins. Rien d’autre.
Je ne crains pas le soleil. Depuis ma plus tendre enfance, je l’ai apprivoisé. J’avais préparé cette escapade depuis quelques jours. J’ai pris le train à La Ciotat, puis le bus pour me rendre à l’adresse qu’une amie m’avait recommandée. J’avance à petits pas, courbée sur ma canne de bois, la tête protégée par un chapeau de paille décoloré.
Je renifle. Une agréable odeur embaume le quartier. Mes narines perçoivent tout un pot-pourri de senteurs. Sucrées, salées, musquées, épicées ou fleuries. Je me laisse guider par ces effluves jusqu’aux portes d’une fabrique. Une enseigne émaillée pend comme une gargouille. Malgré une cataracte bien prononcée, je déchiffre les mots « LA LICORNE – Maître Savonnier ». Sur une cloison, une affiche : « Savonnerie de la Licorne – 34, Cours Julien 13006 Marseille France ». Je suis arrivée.
En douceur, je pénètre dans ce lieu sacré, si semblable à celui de mon enfance.
Côté place, une échoppe ; la fabrique doit se trouver dans l’arrière-cour. Je regarde autour de moi. Toute en profondeur, la pièce est rustique. À droite et à gauche, des murs de vieilles pierres où sont vissées des étagères en fer forgé supportent de multiples pyramides de savons, de savonnettes, de flacons de toutes les couleurs et de toutes les formes. Au fond, une longue table de bois blond empêche l’accès à une porte entrouverte. Sur le plateau, une antique caisse enregistreuse siège près d’un terminal de paiement électronique pour cartes bancaires. Ma boulangère possède le même. Elle m’en a expliqué le fonctionnement en long, en large et en travers en répétant plusieurs fois ses commentaires. Peut-être pensait-elle qu’à mon âge, j’étais gaga et incapable de comprendre le monde moderne ! Mais, il ne faut pas se fier aux apparences…
Près de cet outil contemporain, une multitude de paniers débordent d’éponges végétales, de fioles de parfums naturels, de crèmes pour le corps, de laits de toilette…
La dernière corbeille toute bariolée propose des boîtes à savonnette. Mes vieilles mains desséchées farfouillent. J’ai toujours apprécié ces boîtes de fer-blanc sur lesquelles sont reproduits des paysages, des personnages ou des objets appartenant à la culture provençale. En voilà une que j’aime beaucoup. En premier plan, tout un champ de lavande d’un merveilleux ton mauve. Au centre, quelques oliviers en pleine floraison. En arrière-plan, un hameau perché sur une pente vallonnée. Cette vue ressemble étrangement à…, mais à quoi donc !
Une deuxième boîte attire mon regard : un pêcheur sur son rafiot accostant au Vieux Port, fier, prenant la pose en désignant son filet de poissons de roche fraîchement pêchés. Derrière lui, « la Bonne Mère » brille de tout son or.
Je fais mon plein de savonnettes, à la lavande bien sûr, au jasmin, à la cannelle, à la rose, au romarin, au miel et… à l’anis !
J’approche de la caisse avec mes achats, je saisis une petite cloche que je fais tinter. Un vieil homme arrive de l’arrière-cour.
Je le regarde, il me regarde.
— Louiso, c’est bien toi ?
— Oh ! Doumergue.
Impossible de rajouter quoi que ce soit. Mon palpitant bat la chamade, mes mains tremblent, mes yeux semblent partir loin, très loin, mes jambes flageolent. À demi consciente, je sens que l’on me soulève, que l’on me transporte ailleurs.
Peu à peu, je reviens à moi. Je suis installée sur un fauteuil de cuir, dans la savonnerie même. Doumergue est près de moi. Il est très pâle. Un grand escogriffe s’écrie :
— Hé ! Papé, tu ne vas pas tomber toi aussi dans les pommes.
— Mais non, fada ! Je suis seulement un peu bouleversé…
— Un peu ! Beaucoup oui ! Tiens, la revoilà avec nous, il me semble. Je vous laisse, j’ai du boulot, moi.
Je regarde Doumergue. Cinquante ans que nous ne nous étions pas revus. C’est le même bonhomme, avec quelques décennies de plus. Ses yeux de ce bleu si particulier qui, comme la mer, changent de ton en fonction du temps ou des émotions, s’abritent au-dessous de ses sourcils très fournis. Réunis dans un catogan, ses cheveux ont maintenant la couleur de la neige. Il ne porte plus ni moustache ni barbichette, mais je le trouve toujours séduisant. Grand, un peu voûté, robuste. Je le dévisage sans rien dire. Lui me scrute. Je prends conscience de ma tenue. Depuis longtemps, je ne fais plus d’effort. Une simple blouse de coton, un châle, un chapeau de paille et des sandalettes confortables. Si j’avais su, j’aurais troqué mes vieux habits contre une robe un peu plus coquette. J’aurais mis un peu de fard sur mes paupières et rougi mes lèvres. J’ai la peau hâlée des personnes qui vivent sous le soleil des bords de mer, inutile d’ajouter de la poudre de riz, d’ailleurs je ne sais pas si cela existe encore. Je viens de fêter mes quatre-vingt-deux printemps, j’ai besoin d’une canne pour avancer et pour me défendre si nécessaire, mais aux dires de mes arrière-petits-fils, je suis une belle vieille pomme.
Je déraille ! C’est bien Doumergue qui se tient près de moi. Doumergue, mon premier amour. Doumergue que j’ai tant aimé. Doumergue qui avait promis de m’attendre, lorsque j’ai dû quitter la France pour suivre mon militaire de père et ma famille. J’ai appris des années plus tard, par une correspondance de ma mère, qu’il s’était marié avec Suzanne, mon amie d’enfance. Il avait souffert de mon silence, de mon absence. Il m’avait écrit de longues missives que je n’ai jamais reçues et comme je ne lui donnais pas de nouvelles, il croyait que je l’avais oublié. Alors, il s’est consolé dans les bras de Suzanne. C’est à la mort de mon père que j’ai eu connaissance de toute cette tranche de vie. Aidant ma mère à débarrasser leur villa, je suis tombée sur une pile de lettres ornées d’une licorne qui m’étaient adressées et qu’il m’avait cachées. Tout était trop tard pour moi. Je vivais à l’étranger, j’avais épousé un charmant jeune homme romantique qui avait eu la patience de me séduire. Nous avions fondé une famille et de notre amour sage, trois enfants étaient nés. Je n’ai pas essayé de retrouver Doumergue, qui pourtant venait souvent se glisser dans mes rêves.
— Tu es enfin revenue ?
— Mes fils élevés, j’ai quitté mon mari. Je l’aimais comme un bon ami, sans plus. L’héritage de la vieille maison familiale de La Ciotat est tombé à pic. Le pays me manquait, la Provence me manquait. Je suis rentrée. Et toi, et Suzanne ?
— Suzanne est partie il y a une dizaine d’années. Elle aurait voulu tout te dire, te raconter notre vie, mais elle n’a jamais osé. Elle savait que je l’avais chérie pour me consoler de toi. Elle a tout fait pour me rendre heureux. Elle y est arrivée peuchère, seulement, jamais je n’ai pu t’oublier. À ton départ, j’ai repris la savonnerie de mon grand-père. Comme je désirais l’agrandir, j’ai changé de quartier. Ces nouveaux locaux me permettaient également d’ouvrir un point de vente. Lorsque l’heure de la retraite a sonné, j’ai tout transmis à mon unique fils et aujourd’hui, tout cela appartient à mon petit-fils qui t’a portée jusqu’à ce fauteuil.
— Et tu vis ici avec lui ?
— Non, j’ai gardé mon mas à Mazargues, dans mon village devenu, comme tu dois le savoir, un arrondissement de Marseille. Je viens « en ville » de temps en temps, pour voir la famille, pour faire quelques courses, mais je passe le plus clair de mon temps dans ma campagne (enfin ce qui était ma campagne). Je nage chaque matin de la belle saison, je jardine mon lopin de terre, je joue à la belote, à la pétanque avec les anciens…
— Tu ne t’ennuies jamais alors ?
— Rarement il est vrai. Je suis un peu nostalgique de ma jeunesse et de mes amours d’antan, mais…
— Tu as dû en faire chavirer des cœurs !
— Il y a eu toi, ma première comme tu le sais… Avant de m’engager avec Suzanne, j’allais dans les bals du voisinage frayer avec les jolies donzelles. Je ne leur promettais rien, j’étais incapable d’aimer, j’avais offert mon cœur à une ingrate qui ne m’a jamais écrit…
— J’ai découvert tes lettres trop tard.
— Mais toi, tu n’as pas tenté de me joindre en voyant que…
— Mon père surveillait mes moindres faits et gestes, tous mes déplacements. Je lui avais tellement résisté pour ne pas te quitter qu’il avait dû me pousser de force dans la voiture. Je ne devais pas prononcer ton nom. Qu’aurais-tu fait à ma place ? Ma mère ne pouvait pas m’aider, elle avait trop peur de désobéir à son mari. Alors j’ai attendu, vainement. La suite, tu la connais.
— Mauvais concours de circonstances, pas la peine de remuer le passé. En revanche, nous pouvons penser à l’avenir, non ?
Je me sentis rougir. J’étais redevenue une adolescente. J’avais retrouvé mon amoureux. Une nouvelle vie était-elle encore possible ?
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