Jules Joseph Liégeois
Je vous parle d’un temps… où la télévision était encore en noir et blanc et ne possédait qu’une chaîne. La France entière tremblait depuis plusieurs semaines en suivant les méfaits d’un fantôme drapé de noir qui hantait les couloirs du Louvre et nous attendions, haletants, d’en connaître le dénouement. Ce terrible assassin était en fait une ravissante jeune femme, jouée par Juliette Gréco, qui agissait en état d’hypnose sous l’emprise d’un abject gourou. Et nous nous sommes tous posé cette question angoissante… Et si c’était possible ? Un génie du mal pourrait-il nous obliger à commettre ses crimes ? Eh bien, cette question n’était pas nouvelle, car un juriste se l’était déjà posée en 1884… un Meusien.
Jules Joseph Liégeois naît à Damvillers en 1833 et fait ses études secondaires à Verdun. Son père étant notaire, il fait des études de droit pour lui succéder, mais s’oriente ensuite vers l’administration et obtient un poste à la préfecture de Bar-le-Duc. C’est d’ailleurs grâce à sa position qu’il va pouvoir permettre la fuite des frères Buvigners (voir article juin 2018) afin de leur éviter la déportation. Mais si le droit le passionne, l’administratif l’ennuie, alors il sollicite un poste de professeur de droit à Nancy. Lors d’une soirée, il rencontre deux médecins, Bernheim et Liébeault. Ces deux hommes font des recherches sur l’hypnose et leur démarche scientifique passionne Jules à tel point qu’il s’associe avec eux pour créer l’École de Nancy. Cette école se donne pour mission d’étudier le pouvoir de la suggestion par l’hypnose. Mais tous trois ne travaillent pas exactement sur le même sujet. Bernheim étudie l’impact du psychique (c’est lui qui est à l’origine du placebo), Liébeault veut soigner certaines maladies et phobies par ce biais, et Liégeois cherche à vérifier la possibilité de provoquer des actes criminels par suggestion. Leurs travaux vont intéresser nombre de scientifiques, comme Émile Coué et Sigmund Freud, qui se serviront de leurs avancées, mais beaucoup d’autres, notamment Charcot, un neurologue pourtant reconnu, se dressent vent debout contre ces théories, notamment celles de Jules Liégeois. S’appuyant sur des expériences menées dans ce domaine, ils démontrent qu’un grand nombre de sujets soumis sous hypnose à la suggestion de commettre un meurtre s’y sont opposés avec vigueur, ce qui selon eux met à terre toute la théorie de Liégeois. S’ils avaient lu avec moins de désinvolture les comptes-rendus d’expériences de Jules, ils auraient vu que lui-même reconnaissait que tous les sujets ne réagissaient pas de la même façon à la suggestion. Par contre, il a réussi à prouver qu’un sujet particulièrement sensible peut effectivement passer à l’acte et n’en garder aucun souvenir, ou peut assimiler un faux souvenir avec une telle force que même sous serment il jurera que ce souvenir est la vérité. Ses conclusions sont reprises par l’avocat de Gabrielle Bompart dans l’affaire de la malle sanglante de Millery. Il affirme que si elle a tué la victime, elle n’en a aucun souvenir, car elle avait été placée sous hypnose par son amant. Les juristes et les experts vont s’entredéchirer si bien que les jurés, dans le doute, lui éviteront la guillotine. Jules Liégeois, quant à lui, abandonne ses travaux. Il prend une retraite bien méritée, et au lieu de se faire hypnotiser, il préfère prendre soin de sa santé en faisant des cures. Il fréquente très régulièrement les thermes de Bains-les-Bains, affirmant qu’après chacun de ses séjours, il se sent revivre. C’était sans doute vrai jusqu’à ce qu’il se fasse renverser par un camion lors de sa dernière cure, en 1909. Après son décès, Damvillers, ville où il est né, et Bains-les-Bains, où il est décédé, ont tenu à rendre hommage à ce pionnier de l’hypnose et de la suggestion en érigeant un buste à sa mémoire. Celui de Bains-les-Bains trône toujours dans le Parc Thermal mais celui de Damvillers fut retiré par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale pour être fondu. Ce n’est qu’en 1997 qu’il fut remplacé et installé sur le socle d’origine sur la place située devant la mairie.
Aujourd’hui, tout le monde a oublié le nom de Jules Liégeois, mais pas ses travaux qui ont ouvert la porte à tous les fantasmes des écrivains. Par la suite, c’est le cinéma qui a joyeusement surfé sur cette vague avec des films comme « Hypnose », « Meurtres sous hypnose », « Meurtres sous contrôle » sans oublier le terrifiant « Docteur Mabuse ». Et maintenant, regardez-moi bien dans les yeux… vos paupières sont lourdes…
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