Pensée unique
Voici la troisième partie de mon triptyque dont les précédents volets figurent dans les Porte-plume de février et mars. J’ai tenté de tisser un fil conducteur entre ces trois propos. À vous, lectrice, lecteur, d’apprécier si j’y suis parvenu.
Je me rappelle avoir lu, voici longtemps, un livre parlant de Victor de l’Aveyron, enfant sauvage élevé par des loups. S’il avait tout des animaux qui constituaient sa « famille adoptive », inadapté à la vie parmi les humains, il ne manifestait aucune socialisation et ne possédait pas le langage, vecteur de communication verbale.
Ne pas disposer du langage constitue un handicap majeur. Personne ne pourrait douter que ce dernier est un outil essentiel de notre pensée. Plus il est affiné, plus il nous permet de dire les choses avec précision. Mais pour cela, il faut disposer d’un vocabulaire riche, varié, étendu et de modes de formulation variés, le tout constituant le contenu et la nature de ce qu’on exprime, à l’aide des nuances.
Posséder le langage, c’est donc avoir la possibilité de formuler toute chose avec simplicité, clarté, précision et l’originalité nécessaire à la personnalisation de notre pensée. Si nous n’avons pas de précision pour nommer les objets, les sentiments, les émotions, les opinions, comment pouvons-nous nous faire comprendre pour communiquer avec exactitude le message que nous délivrons ?
Imaginons un seul instant que, pour une raison quelconque, nous ne disposions que de quelques mots pour nommer des objets, traduire des actions et qualifier leur nature. L’imprécision serait telle que toute compréhension serait vaine et hasardeuse, car elle reposerait essentiellement sur la gestuelle, les mimiques, les positions corporelles et les intonations de la voix.
Le langage se construit et évolue (ou involue !) selon la nature du milieu où nous vivons, selon les stimulations impliquant et favorisant la verbalisation, donc l’usage du langage. Il y a interaction incessante entre celui-ci et la pensée, la capacité de créer et d’imaginer.
Il peut être intéressant d’être attentif à tout ce qui, dans la vie quotidienne, peut être inhibiteur de langage, à tout ce qui ne va pas être source de sollicitation et qui pourrait réduire les occasions et mener à éteindre le désir de s’exprimer.
Les méthodes de communication menant à centrer notre expression uniquement sur des propos ressassés sont nombreuses : matraquage publicitaire, propagande, slogans, affirmations lapidaires et réductrices, tout ce qui tend à formater la pensée et les idées.
À cela, il suffit d’ajouter une culture orientée et restrictive, une éducation définie, des techniques éducatives et des contenus pédagogiques choisis par une ligne idéologique, des loisirs orientés, et le tour est joué. Panem et circenses (du pain et des jeux). Nous serons menés à penser que c’est pour notre plus grand bien…
Le jour venu, les mots manqueront et le conditionnement sera tel que plus personne ne sera ni en mesure ni désireux de s’opposer et de contredire. Bien sûr, cela ne guette pas a priori toutes celles, tous ceux qui ne sont pas actuellement victimes d’un écrasement culturel, d’un arasement humain, ceux qui ont les facultés créatrices et de conception.
Les conditionnements sont rapides, par manque d’éveil, par habitude, par facilité ou paresse, le puissant moteur de la peur aidant…
La pensée unique aidée par l’embourgeoisement intellectuel interdit l’esprit critique, la prise de distance et le débat d’idées. Bref, tout ce qui met en cause un système établi.
« Pensez juste ou pensez faux mais pensez par vous-même ! » disait, en 1680, la marquise de Sévigné, qui ne passait pas pour une révolutionnaire forcenée, mais qui manifestait un réel esprit d‘indépendance.
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