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Et c'est celle de...

Lombard Pierre 8

Pierre LOMBARD

 

Le bonnet d'âne

Il faut que je vous dise... En ce temps-là, ce n’était pas comme maintenant. Non... C’était bien différent... C’était une autre époque... C’est sûr !
C’était entre les deux guerres. En trente-trois... Ou peut-être en trente-quatre. Peu importe !
En tout cas c’était au début du printemps et nous sortions juste d’un hiver bien rude comme on en connaît parfois dans notre bon Pays d’Argonne.

Un de ces hivers qui s’installent dès la mi-octobre et qui traînent jusqu’à la fin avril. La neige était arrivée en novembre et avait coupé notre village du reste du monde pendant plusieurs semaines... Jusque bien après Noël...

Bien sûr, en ce temps-là, il n’y avait ni électricité ni téléphone... en tout cas, pas chez nous !
On se suffisait à soi-même... On se débrouillait. Pas besoin de prendre la voiture pour aller au supermarché acheter une douzaine d’œufs... Ah, ça, non ! On avait le poulailler avec les poules, un coq, des canards et quelques oies pour les fêtes. On élevait des lapins, on tuait le cochon à la Saint-Nicolas, on gardait une vache pour le lait et on se cassait le dos dans le jardin qui occupait tout l’espace disponible derrière la maison. Pour le luxe, mon père chassait en hiver et ramenait parfois quelques perdreaux, un garenne ou, s’il avait vraiment de la chance, un brocard vieillissant ou estropié qui n’avait pas eu l’agilité d’éviter son tir approximatif. En été, dans l’Aire ou dans la Buante, il arrivait toujours à attraper truites ou gardons.

Bref nous n’étions pas malheureux, mais c’était vraiment une autre vie, un autre monde...

Les rares automobiles du canton appartenaient aux notables : le Docteur, le Notaire, le Percepteur ou le Directeur du moulin...

Je me souviens encore de la première motocyclette du bourg. C’était le Marcel, le fils du Notaire, celui qui faisait le beau avec les filles de la ville... Depuis le temps qu’il s’en gaussait, de sa moto : une Terrot... qu’il disait. Et rien que d’en parler, il allumait le regard de ces demoiselles... Bien sûr, avec son argent... N’empêche que ce jour-là...

Marcel s’était arrangé pour que tout le monde sache bien qu’il était allé prendre livraison de son engin à Bar le Duc et il avait prévenu qu’il arriverait dans le milieu de l’après-midi.
Alors, forcément, lorsque la pétrolette fumante et pétaradante a fait son entrée dans les rues de la bourgade, il l’a eu, son succès.

Les villageois apparaissaient sur la devanture de leur porte au fur et à mesure de la progression du bolide. Certains semblaient apeurés, d’autres admiratifs. Je crois même que la jalousie composait certaines grimaces...

Bien sûr, comme prévu, les filles se pâmaient en voyant leur prince charmant parader sur sa rutilante monture. Il avait beau jeu, ce goujat de faire le mariolle avec l’argent de son père. Évidemment, ses mains étaient douces... Pendant que les jeunes hommes de son âge s’échinaient aux travaux des champs ou à l’usine, Môssieur Marcel suivait ses cours à la Faculté de Nancy pour reprendre l’étude de Papa...

Quand il arriva sur la place de l’Hôtel de Ville, personne n’ignorait plus son arrivée. Les badauds avaient éclos comme des agarics un matin de rosée. Les plus stupides commençaient même à battre des mains...

Comme si Marcel était un héros ! D’ailleurs on a bien vu ce qu’il valait dix ans plus tard, quand les Boches étaient là !

Toujours est-il que notre motard entamait son dixième tour de place lorsque son père, le notaire, apparut au balcon de son étude. Il était cramoisi et hurlait en battant des bras. Comme le bruit de la moto couvrait largement le son de sa voix, le notable ressemblait à un pantin ridicule dont on ne comprenait pas le moindre mot.

Marcel dut l'apercevoir derrière ses lunettes et lui fit un grand signe qui eut pour effet immédiat de redoubler la colère du notaire : celui-ci voulait que son fils cesse immédiatement sa grotesque exhibition.
L’aventure commençait à intéresser la foule. On ne pouvait pas se permettre, d’ordinaire, de se payer la tête du notaire... Il demeurait indispensable pour toute transaction, pour tout héritage. Même son benêt de fils bénéficiait de cette identique protection. Et là, devant des centaines d’yeux ébahis, se jouait le meilleur film de Laurel et Hardy ! Les plus hardis des spectateurs se mettaient à rigoler franchement, faisant voler leur regard du balcon au motard. D’autres, plus réservés, se mordaient les lèvres pour ne pas montrer leur hilarité grandissante.

Nous, c’est à dire le groupe de gamins du village, nous avions choisi notre camp : le chevalier sur sa monture à deux roues devait vaincre le vieux seigneur dans son château !
À chaque passage, nous encouragions Marcel, en criant “bravo”, “hourra” et “vas-y” !

Après une bonne demi-heure de spectacle, l’attroupement avait fondu et les villageois étaient, pour la plupart, retournés vaquer à leurs laborieuses occupations.

Nous voulions connaître le dénouement de cette histoire cocasse, d’autant que le notaire avait pris le parti de descendre de son perchoir pour aller arrêter physiquement son rejeton. À chaque nouveau tour, le père se plaçait au milieu de la chaussée, bras en croix pour barrer la route à Marcel. Celui-ci, au risque de se rompre le cou ou de foncer sur les quelques passants restants, faisait de puissants écarts pour ne point écraser son géniteur. Tout cela risquait de se terminer fort mal. Heureusement, la machine commença à donner des signes de fatigue : des hoquets ponctuaient la corrida et la moto, dans un dernier soubresaut, s’immobilisa sur le flanc, projetant son pilote dans la poussière.

C’est à ce moment-là que nous avons cru que le notaire allait trucider son fils. Marcel eut juste le temps de se relever et d’avouer piteusement devant une assemblée hilare qu’il ne savait pas comment on arrêtait cette furieuse bécane ! La panne d’essence leur avait sauvé la vie à tous les deux !

Mais nous, les petites gens, pas de moto ni d’automobile... nous allions à pied, à vélo ou, pour les mieux lotis, en voiture à cheval.

Il faut bien comprendre l’importance du cheval à cette époque... et quand je dis cheval, je me comprends... Pas des chevaux tout maigres comme on voit maintenant à la télé pour le tiercé... Non ! Des vrais chevaux... des costauds... des Ardennais, quoi !

Et puis il n’y avait pas que les chevaux, il y avait aussi les mulets et les bourricots. Ces braves bêtes qui épaulaient l’homme dans toutes les tâches les plus rudes et les plus ingrates. Tirer la charrue, pousser le tarare, porter le bât... L’homme qui n’avait pas d’âne, de mule ou de cheval devait tout faire lui-même et y laissait bien souvent prématurément sa santé.

L’instituteur, Monsieur Jannot, n’avait pas de cheval ; il ne possédait pas de mulet non plus, ni même le moindre petit bourricot.
Il nous avait, et cela lui suffisait... Nous étions ses bêtes de somme.

Et nos parents trouvaient cela normal.

Les plus grands, les “fins d’études” étaient particulièrement gâtés. Chaque punition était prétexte à une corvée : bêcher un carré de jardin, monder les lapins, remplir les seaux au puits, balayer la cour... Mais sa punition suprême restait la corvée de bois. Comme la Commune lui livrait une quarantaine de stères de bois pour chauffer l’école et son logement de fonction et qu’il ne voulait pas payer pour le faire scier, il nous imposait le travail à chaque manquement au règlement. Et comme le règlement ne dépendait que de son humeur, il trouvait toujours une bonne raison pour justifier une punition.

Lucien n’avait pas son pareil pour s’y coller. Il était fort comme un jeune taureau et abattait le travail d’un homme. Alors, à chaque fois, il se payait la corvée de bois.

Un jour, Lucien avait eu le malheur de faire tomber sa règle pendant la leçon de grammaire de Monsieur Jannot. Ce dernier était entré dans une colère noire et comme à son habitude, l’avait envoyé scier du bois. Lucien avait noyé sa rage dans l’effort.

Jamais la lame de la scie n’avait dansé si vite !

Jamais les bûches ne s’étaient empilées si haut !

Et Monsieur Jannot avait continué sa classe, oubliant Lucien et sa colère de forçat. Lorsque l’église sonna midi, Lucien apparut, trempé de sueur, les yeux rougis par le travail et par la haine. Il lança un regard terrible en lui souhaitant bon appétit et s’enfuit en courant. Ce n’est qu’en quittant la salle de classe que nous avons compris... Lucien avait condamné la porte du logement de l’instituteur par trois rangs de bois, parfaitement scié et empilé en un tas d’au moins trois stères... Le vieux renvoya Lucien et ne décoléra pas pendant une semaine.
Le père Jannot se prétendait fin pêcheur et jalousait furieusement le Pierrot. Ce petit gars tout malingre, tout chétif, d’à peine onze ans était probablement le meilleur pêcheur de tout le canton. Mais contrairement à la plupart de ses congénères, il n’était ni hâbleur, ni menteur. Seulement, ça finissait par se savoir quand le Pierrot sortait une fario de trois livres... Et cela importunait l’instituteur.

Or, ce matin d’avril, pendant la récréation, Pierrot m’avait confié qu’il avait raté, la veille au soir, une truite d’au moins quatre livres près du Pont du Loup.

Malheureusement pour lui, ce fayot de Bertrand avait surpris la conversation et s’était empressé de tout balancer au maître. Curieusement, ce dernier ne fit aucune allusion à cette discussion...

Ce n’est qu’en fin d’après-midi qu’il coinça Pierrot avec la sous-préfecture du Cantal. Il en profita donc tout naturellement pour infliger une punition dont nous étions blasés. Mais au lieu de donner une corvée habituelle, il s’appliqua à écrire au tableau, avec un plaisir évident, la phrase suivante : “raconte, en trente pages au moins, tes exploits halieutiques”. Le mot “exploits” était rageusement souligné de deux traits. Il ajouta sur un ton sans appel :

“Et tu resteras en retenue à l’école jusqu’à ce que tu aies fini ton devoir... C’est un ordre !”

À quatre heures et demie, le Père Jannot n’eut même pas la pudeur d’attendre pour foncer en direction du Pont du Loup, canne à pêche sur l’épaule. Heureusement, la truite est un poisson intelligent, plus intelligent que certains hommes en tout cas !

L’instituteur rentra bredouille et un peu plus haï par ses élèves.

Monsieur Jannot aimait humilier les enfants qui lui étaient confiés. Il ne les frappait pas, non... Il les cassait ! Lorsqu’un cahier du jour était mal tenu, il l’accrochait au dos de son propriétaire et faisait défiler le malheureux sur la place du village.

Et les gens trouvaient que c’était un bon maître, puisque les résultats au certificat d’étude étaient on ne peut plus honorables.

Le maître adorait aussi un accessoire fétiche : le bonnet d’âne. Tous les mois, il procédait au classement et, inexorablement, le dernier de la classe était affublé pour la journée de cet attribut ridicule et dégradant... Oui, c’était un bon maître !

Je n’ai jamais compris pourquoi il nous traitait d’ânes lorsque nous n’avions pas de bons résultats car j’ai appris depuis que l’âne fait certainement partie des animaux les plus intelligents que la terre puisse porter. Il est probablement têtu, buté et volontaire, mais il n’est sûrement pas stupide.

Peut-être Monsieur Jannot ne savait-il pas cela ou bien... Il est possible qu’il n’ait pas pu supporter un animal qui puisse lui tenir tête davantage que ses chers élèves...

Je n’ai jamais subi l’humiliation du bonnet d’âne, car j’avais suffisamment de facilités pour l’éviter mais Jean, mon meilleur ami, l’a endurée quelques fois. J’avais, dans ces moments-là, de réelles envies de meurtre.

Jean a quitté l’école lorsque ses parents ont déménagé, il a poursuivi ses études à Verdun puis à Nancy.
Il est maintenant en retraite...

C’était un brillant professeur à la Faculté de Médecine.

 

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