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Et c'est celle de...

Dubourg daniel 6

Daniel DUBOURG

 

Un jeudi d’Édouard ou Les oignons

   À sept ans, Édouard accompagne son père, chauffeur-livreur, dans sa tournée du jeudi, jour de découverte : d’abord, c’est un voyage, une évasion vers le grand large et la rencontre du flux des voitures et des camions. Voilà qui le change de sa rue paisible où ne passent pas plus de cinq autos par jour.
   À l’horizon, des collines qui verdoient et une rivière majestueuse qui s’y faufile. Un jour de semaine radieux, que bien des copains de classe ne vivront pas. Et puis, quoi de plus enivrant que d’être assis en hauteur, de surplomber la route et de laisser défiler le paysage sur l’écran du pare-brise, si grand que l’on se croirait dans le cockpit d’un avion. 
   Les déplacements prennent plus de temps que les livraisons et laissent donc place à la rêverie et à l’observation. Curieux et désireux d’attendre que son père distribue ses commandes, Édouard l’accompagne dans les magasins, d’autant que son joyeux sourire conquiert d’emblée l’épicière et le charcutier, lesquels ne manquent jamais de lui offrir, l’une une pleine poignée de bonbons et de sucettes, et l’autre une large tranche de saucisse, surtout quand midi approche.
   Dans chaque épicerie, Joseph dépose des cartons d’œufs empilés, des cagettes bourrées de fruits et des légumes cueillis la veille, des fromages tout ronds et des paquets de beurre, parfois une large tranche découpée dans une sorte de pain de sucre jaune à l’aide d’un fil d’acier tendu. Tout est inscrit à la peinture, en belles lettres majuscules sur les parois du véhicule : B.O.F, ce qu’il faut traduire par « Beurre-Œufs-Fromages ».
   Après des « Comment allez-vous, Joseph ? Tiens ! le petit est du voyage ! Vous avez toute ma commande aujourd’hui ? À la prochaine et bonne journée ! », l’estomac se manifeste, car la matinée a été longue. Comme l’itinéraire ne varie pas d’un pouce, le camion fait toujours halte au même restaurant, point de rassemblement des routiers, livreurs et représentants de commerce. Les poids lourds alignés le long des trottoirs éteignent leur moteur et la salle où fusent des éclats de voix s’emplit peu à peu. Les commandes défilent et on s’affaire en cuisine d’où s’échappent les premiers effluves. La tenancière s’insinue entre les tables serrées où l’on s’anime en échangeant des plaisanteries, en demandant des nouvelles, en racontant quelques péripéties. Tout petit dans cet univers d’ogres motorisés, Édouard se fait oublier, y compris de Joseph occupé à papoter et qui vient d’entamer une entrecôte grassouillette accompagnée de petits pois aux oignons.
   Non loin de là, en fond de salle, un homme a quitté sa table pour glisser une pièce de monnaie dans un étrange petit bahut clinquant aux lumières clignotantes, avant d’appuyer sur une touche colorée. Derrière la vitre, tourne un éventail de disques qui s’arrête soudain. Un bras dépose alors un petit disque noir qu’un autre effleure tout en douceur. Aussitôt jaillit une musique rythmée appelant à la danse. Édouard n’a jamais rien vu ni entendu de tel, à sept ans, pensez donc ! Il va avaler précipitamment son assiettée de pâtes au gruyère pour approcher cette curieuse boîte à musique.
   Le plus drôle, c’est que le disque va se cacher, dès la mélodie finie, pour ressortir aussitôt et servir la même, dans le brouhaha des conversations, chaque fois qu’un chauffeur quitte sa table pour nourrir ce drôle d’animal d’une pièce de monnaie, ce qui est bien normal, puisque c’est l’heure du repas ! Un amateur décidément bien informé dit que l’appareil est un juke-box et qu’il vient des États-Unis d’Amérique. Apparemment, tous les routiers savent qu’un certain Sidney Bechet joue Les oignons , et sur un 45 tours ! Ah ! ce midi, les oignons ne manquent pas !
   Édouard n’a jamais appris autant de choses en si peu de temps. Il en aura à raconter à sa petite mère, au retour ; et il ne manquera pas de lui demander si elle connaît cette musique de zazou, elle, petit rossignol, qui chante a capella dans sa cuisine.

*

    Après le repas, le restaurant se vide d’un trait et Les oignons sont soigneusement rangés dans la grosse commode de bakélite. Pour Joseph, il faut reprendre la route, terminer la tournée et ne pas rentrer trop tard. La fatigue s’accumule chez tous ces pilotes parfois sur la brèche bien avant l’aube. Et puis, Édouard devra dormir et reprendre des forces pour une nouvelle journée d’école où les souvenirs de route et de livraison se glisseront forcément entre les pages de son livre de lecture ou au détour d’une addition.
   L’une des dernières épiceries à approvisionner est celle de madame Aglotti. On y trouve beaucoup de spécialités italiennes venant au compte-gouttes de son Italie natale, en cette période d’après-guerre. L’épicière est venue en France avec son mari qui n’a pas tardé à trouver du travail dans le brasier des hauts-fourneaux de la vallée. Et si le minuscule commerce en donne bien, avec toutes ses denrées, il aide le couple d’immigrés à arrondir ses fins de mois.
   Avec son accent chantant, madame Aglotti fait tout ; elle appelle même le jeune Édouard pour lui bourrer discrètement les poches de bonbons et de sucettes, pendant que Joseph multiplie les va-et-vient pour déposer sa cargaison de vivres dans l’arrière-boutique où dort Rex, un berger allemand noir et velu, qui se lève dès qu’il voit quelqu’un entrer. Il ne dépasse jamais le comptoir, sans quoi sa maîtresse lui intime d’aller se recoucher.
   Ce jour-là, comme Joseph entre, les bras chargés, le chien quitte brusquement sa couche. Ces deux-là se connaissent bien. Édouard, debout au fond de la boutique, derrière de hautes étagères, ne voit pas le molosse se jeter soudain sur son père. Il entend juste un grognement de rage. Babines retroussées, la bête s’e jette au cou du père qui lâche son cageot de légumes et saisit prestement ses pattes antérieures en même temps qu’il lui décoche un violent coup de pied dans le bas-ventre. Un craquement sec, le bruit d’une masse qui tombe sur le plancher, et deux hurlements déchirent le silence de l’épicerie : celui de madame Aglotti, tremblante, et l’autre, celui de Rex agonisant dans un râle de douleur. Et puis le silence qui dure.
Édouard n’ose pas s’avancer. Il sent qu’il ne le faut pas. Il essaie juste de deviner. Un long moment, blêmes et sans voix, l’épicière et le livreur traînent la dépouille dans la réserve. Là-bas quelques brèves paroles échangées : Excusez-moi, mais… Vous n’avez rien, au moins ? Tout est ma faute. Qu’est-ce qui lui a pris ? Il vous connaît bien, pourtant ! Bon sang ! J’ai eu chaud ! Je suis désolé, vraiment…
   Joseph reprend son souffle et va ramasser le contenu du cageot. Une cliente est entrée. Elle toussote pour indiquer sa présence à l’épicière qui vient de s’asseoir sur un tabouret.
   Édouard tire une sucette de sa poche gonflée ; puis Joseph s’approche enfin et lui dit qu’ils vont rentrer.

 La tournée est presque finie.
— Papa, c’était quoi ? demande le gamin, à peine assis dans la cabine du camion.
— Rien, mon grand. Rien. Le chien était un peu nerveux et il a eu mal.

   Le ronronnement du moteur, comme une berceuse, emporte le garçon qui regarde fixement la route, droit devant, à travers le pare-brise sur lequel des moustiques sont venus se fracasser. Il bat des paupières. Il lutte, mais ne va pas tarder à se recroqueviller sur le large siège. La musique des Oignons lui revient par bribes puis s’effiloche. Il va s’endormir, Édouard. Drôle de jeudi.

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