Jeanne LELEU
Après la Libération, en 1944, de nombreux artistes ayant accepté de travailler « pour l’ennemi » furent arrêtés. Serge Lifar, célèbre danseur de l’Opéra de Paris fit partie du lot et eut la chance, étant donné sa sympathie assumée pour le Reich, de s’en sortir avec un non-lieu. La punition vint de l’Opéra qui le renvoya et l’interdit à vie de scène en France. Il s’exila donc à Monte-Carlo, cherchant désespérément comment revenir en grâce. Pour y parvenir, il lui fallait un coup d’éclat retentissant, de l’inédit. Il chercha donc une musique de ballet qui n’avait encore jamais été utilisée et découvrit Nauteos, une toute nouvelle création musicale. Le succès dépassa ses espérances, on pardonna au génie et il fut rappelé en France. On lui demanda bien entendu de monter ce nouveau ballet à Paris, mais il refusa, prétextant que cette chorégraphie resterait à jamais associée à une période de sa vie qu’il souhaitait oublier. L’ingrat !! Il « oublia » du même coup que, sans cette émouvante partition, il serait resté à Monte-Carlo, et il « oublia » aussi, goujaterie suprême, de remercier celle qui l’avait composée… Terrible injustice, pour cette Meusienne !
Jeanne Leleu naît à Saint-Mihiel en 1898 et baigne dans la musique dès son plus jeune âge, son père étant chef de musique militaire et sa mère professeure de piano. Celle-ci la met devant un clavier très tôt et décèle chez sa fille des capacités telles qu’elle la présente au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, dirigé par Fauré. Bien que n’ayant que 9 ans, la petite Jeanne est reçue et on la confie aux meilleurs professeurs de son époque.
Son talent s’affirme si rapidement qu’en 1910, alors qu’elle n’a pas encore douze ans, elle est choisie pour créer la première version en public d’une œuvre de Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, une pièce pour piano à quatre mains qu’elle interprète avec Geneviève Durony, une autre élève du Conservatoire plus âgée qu’elle. Le maître est conquis et envoie le soir même une lettre à Jeanne pour la féliciter : « Mademoiselle,
Quand vous serez une grande virtuose et que je serai un vieux bonhomme, vous aurez peut-être un souvenir très doux d’avoir procuré à un artiste la joie bien rare d’avoir entendu interpréter son œuvre avec le sentiment exact qui y convenait. Croyez Mademoiselle, aux sentiments reconnaissants de votre dévoué Maurice Ravel. »
Trois ans plus tard, elle se présente à l’épreuve de déchiffrage du Conservatoire. Il s’agit de déchiffrer et de jouer sans préparation une partition inédite composée spécialement pour l’occasion, de courte durée, mais agrémentée de difficultés majeures. Cette année-là, c’est Maurice Ravel (encore lui) qui, sollicité par son ami Fauré, a composé pour l’épreuve la partition d’un « Prélude » particulièrement ardu, mais Jeanne réussit si brillamment l’épreuve qu’elle obtient la première place et que Ravel, enthousiasmé, lui dédicace ce petit morceau de bravoure.
Jeanne continue sa carrière de pianiste tout en étudiant la composition musicale, et se fait connaître avec un Quatuor pour piano et cordes. En 1923, elle obtient le Premier Grand Prix de Rome avec une cantate, Béatrix et quitte le Conservatoire de Paris pour s’installer à la Villa Médicis où elle se consacre entièrement à la composition. En trois ans, elle produira une Suite symphonique pour instruments à vent, et d’autres œuvres qui lui valent la reconnaissance des musiciens de sa génération.
Elle rentre alors en France et compose une nouvelle suite symphonique, Transparences, qui connaît un succès tel qu’on la joue en province et même à l’étranger. Elle travaille aussi pour l’Opéra Comique et compose des musiques de ballets tout en éditant de nombreuses œuvres pour piano.
Après la Deuxième Guerre mondiale, elle devient professeure au Conservatoire de Paris tout en continuant à composer et obtiendra même, en 1952, la chaire de professeure d’harmonie, promotion exceptionnelle pour une femme à cette époque. Jeanne Leleu continuera à composer jusqu’à un âge avancé et décédera à Paris en 1979.
Aujourd’hui, on s’aperçoit malheureusement que Serge Lifar n’a pas été le seul à l’ « oublier ». Bien qu’elle ait vécu au XXe siècle, il est en effet impossible de trouver un enregistrement audio d’une de ses œuvres, qu’il soit interprété par elle-même ou par d’autres artistes…
Alors avis aux musiciens en mal d’idées pour leur prochain album !
|