Nouvelles 102-fevrier-1.jpg2021

Et c'est celle de...

Lombard Pierre 8

Pierre LOMBARD

L'âge de raison

— Bonjour mon petit bonhomme, c’est l’heure…
— Bonjour Grand-Papa, j’arrive !

Jean était profondément heureux en ce petit matin de juillet. Sylvie, son épouse, dormait paisiblement et tout annonçait une journée inoubliable.
C’était la première fois que Martin venait en vacances chez eux sans ses parents et aujourd’hui, leur petit-fils avait tout juste sept ans !

— Je suis prêt Grand-Papa ! Lança Martin avec ce sourire qui faisait fondre son grand-père…
— Tu es magnifique, mais tu devrais plutôt mettre des bottes, il y a de la rosée ce matin… Et mets aussi une jaquette, il fait frais !

Et les compères sortirent sans faire de bruit, comme deux galopins qui préparaient une bêtise.
Il faisait sombre, même si le ciel n’était plus tout à fait noir. Ils prirent la route de la Bile, à cette heure-ci complètement déserte, descendirent en empruntant la route de la Grange à Michoud et remontèrent la colline sur le plateau de Gremaudet.
Ils coupèrent par la prairie qui n’avait pas encore été fauchée pour le regain. L’air embaumait, chargé d’effluves de foin et de fleurs, que le pré d’à côté, fauché la veille, distribuait généreusement…

— Tu n’as pas froid, mon Grand ?
— Ben non, pourquoi ? Tu as froid, toi, Grand-Papa ?

En guise de réponse, Jean prit la petite main dans la sienne. Il se sentait si bien en ce jour important…

— On arrive, dit-il, on est à l’heure !
— Mais qu’est-ce qu’on va voir, Grand-Papa ?
— Un spectacle dont tu te souviendras toute ta vie…

Ils arrivaient sur un plateau, tout au bout du pâturage et le ciel s’éclaircissait très rapidement.

— Regarde et ne dis plus rien, dit Jean à son petit-fils…

De leur promontoire, ils venaient assister à la naissance du monde. Le soleil n’émergeait pas encore, mais il irradiait déjà le ciel qui s’embrasait de cuivre et de pourpre.
Au fond, les montagnes se découpaient sous l’effet de la lumière.

— Regarde, dit Jean, tu vois, là, on voit le Moléson, la Dent de Lys et la Dent de Jaman et enfin, tout près de nous, la Tour de Gourze, que tu connais déjà, tu te souviens ? nous y sommes allés avec tes parents…

En bas, le Lac, se dévoilait presque en totalité, de Montreux à Yvoire…
L’eau irisait, changeant en permanence de couleur et de texture, comme un animal mimétique.

— Prince Bleu, Cœur de Lumière, murmura Jean.
— Qu’est-ce que tu dis, Grand-Papa ?
— C’est le nom que Bernard Clavel a donné au Lac Léman.
— C’est un copain à toi, Bernard ?
— C’est un grand Monsieur qui a écrit de très beaux livres et que j’ai eu la chance de rencontrer lorsqu’il habitait à Vufflens-le-Château… Dis-moi, comment trouves-tu ce spectacle ?
— Très beau ! C’est la première fois que je vois des montagnes qui s’allument et qui mettent le feu au Lac.
— Tu es un vrai poète, Martin ! Et maintenant, je vais te dire un secret, tu es d’accord ?
— Un secret qu’on gardera tous les deux ? Ah, oui, je veux bien !
— Alors voilà, aujourd’hui, tu as sept ans et je te souhaite une très belle fête. Tu auras un autre cadeau tout à l’heure, mais le plus beau, le plus important, il est là, devant toi !
— C’est vrai que c’est très beau, Grand-Papa, mais pourquoi c’est un cadeau ?
— Tu as raison mon grand lapin, il faut que je t’explique. Vois-tu, notre famille réside ici depuis longtemps, depuis des générations, depuis des siècles, tu te rends compte ? Et depuis tout ce temps, les femmes, les hommes et les enfants de notre famille ont travaillé dur, ils ont eu des peines et des joies, des moments d’incertitude et d’espoir aussi… Mais chaque fois qu’ils ont douté, ils sont venus à cet endroit précis pour regarder « les montagnes qui s’allument et qui mettent le feu au Lac », comme tu le dis si bien ! Et chaque fois, ils ont retrouvé la force et l’énergie de continuer, et même d’aller encore plus loin. Alors toi aussi, tu vas pouvoir poursuivre cette histoire car, tu as sept ans aujourd’hui et il paraît que c’est l’âge de raison… Tu verras, chaque fois que tu auras une grosse difficulté ou un bonheur intense, tu penseras à ce moment. Chaque fois que tu auras du mal à prendre une décision, tu y penseras aussi et ce spectacle t’aidera…
— Comment tu sais tout ça Grand-Papa ?
— Parce que mon Grand-Papa à moi, que tu n’as pas connu, m’a offert exactement le même cadeau, il y a un peu plus de cinquante ans…
— J’ai compris ! Ah oui, c’est un très beau cadeau ! Merci… Dis, Grand-Papa, tu crois que je pourrai l’offrir à mon petit-fils ou à ma petite-fille, dans cinquante ans ?
— Je l’espère, Martin, et je te le souhaite de tout mon cœur !

Les deux complices admiraient à présent le tableau offert par le soleil, entièrement sorti des Alpes, inondant le lac d’or et d’ambre…

— Grand-Papa, j’ai faim !
— C’est une bonne maladie et ça tombe bien… Grand-Maman a fait de la confiture de framboises hier… Et même à l’âge de raison, on a encore le droit d’être gourmand !

Bas pp gBas pp archives e

Ajouter un commentaire