Le débat
(…) L’auditoire attendait devant une estrade de fortune qui servait de tribune. Pour éviter les chutes, on avait assuré les bords avec trois rangées d’une corde épaisse soutenue par de solides poteaux aux quatre coins du plateau. À côté, la charcutière s’affairait aux ultimes préparatifs du débat. Elle fouraillait bruyamment dans la vaisselle amoncelée sur le sol, près d’une armoire éventrée qui témoignait encore des activités savantes auxquelles s’adonnaient Bergstein et Dugommier.
Léa, une jeune journaliste qui avait fui la répression du Régime, était en place, son porte-voix à la main. Elle aida Dugommier à la rejoindre en écartant les cordes. Ne trouvant pas de chaise, il resta debout. Il balaya la salle du regard, reconnut ceux qui lui étaient favorables à leur sourire confiant, et leur adressa un petit signe de main. Les autres gardaient la tête tournée vers la porte. Peu à peu, ils se mirent à scander le nom de Nestor. Soudain, ils se levèrent pour applaudir le rival qui faisait son entrée.
Le tribun savait jouer des coudes et des apparences. Il bouscula ceux qui le gênaient et entama sa montée vers l’estrade.
Son crâne luisait d’intelligence sous les rayons de soleil qui perçaient les soupiraux. Vêtu d’un peignoir jaune en éponge, il marchait d’un pas souple sur l’allée bordée de bras tendus. Lorsqu’il arriva près des cordes, il s’agrippa au rebord de planches et bondit comme un félin sur le plateau. Il se campa solidement sur ses jambes épaisses, ôta son peignoir et le tendit à Léa tandis que les spectateurs retenaient leur souffle.
Un frisson traversa la salle qui fit se relever la charcutière. Elle tenait d’une main une énorme louche et de l’autre une gamelle cabossée. Elle regarda Nestor et crut défaillir.
Son corps glabre était oint d’huile de noix. Pour ne pas choquer les dames, l’athlète avait découpé une élégante bande de tissu dans une serviette assortie au peignoir. Il l’avait pudiquement nouée autour de sa taille imposante. Coincée entre les dômes lumineux de fessiers rebondis, elle ceignait des hanches lourdes et la boucle finissait dans un énorme nœud flottant sous une bedaine généreuse. Tout un art dont auraient pu s’inspirer en leur temps les couturiers de la République du Madelon si seulement il en avaient eu la révélation !
Enfin, la charcutière se ressaisit. Elle posa un sablier sur le rebord du plateau puis, d’un coup de louche qui aurait assommé un bœuf, fit sonner le fond de sa gamelle.
Léa lança une pièce en l’air, la ramassa, regarda Nestor, lui posa la première question et lui tendit le porte-voix.
L’orateur s’éclaircit la voix d’un salut tonitruant qui déclencha une salve d’applaudissements. Il promit de la soupe chaude, de beaux draps, la victoire et du bonheur pour tout le monde. Léa surveillait le sablier. Elle reprit le porte-voix et le tendit à Dugommier.
Le pharmacien hésitait, ne sachant par où commencer. Il appela au courage, à l’abnégation, aux efforts malgré les larmes pour défendre l’honneur et regagner la liberté.
Après un moment de surprise, le public grimaçant se mit à ronchonner, on devina même des insultes. Heureusement, le sable finissait de couler. La charcutière impatiente put cogner sa louche sur la gamelle, évitant ainsi le pugilat.
On servit à boire aux orateurs. Dugommier s’épongeait le front. Nestor levait les bras pour échauffer ses troupes. La louche rebondit, le sablier réussit son salto et Léa posa sa deuxième question.
Dugommier commença. Il parla d’entraide, de fraternité, d’amour et de respect. Il avait l’air heureux. Il rêvait de paix, il disait ce qu’il voyait. Devant lui, les yeux s’écarquillaient, les oreilles se tendaient, les nez se dilataient, les bouches béaient et les langues se taisaient.
Nestor rompit le charme et reprit le porte-voix en bousculant Léa. Il dénonça les hypocrisies, les promesses faciles, les vaines paroles, l’inconstance et les compromissions. Il fustigea les idées, les projets, les clichés. Le coup du flageolet n’était qu’une imposture, une bassesse pour servir des appétits compromis.
Pour illustrer sa thèse, il fit une pirouette et projeta au nez de son adversaire une déflagration d’exemples choisis. Puis il ouvrit les mains, tendit les bras, fléchit les jambes et regarda Dugommier suffoquer. On crut qu’il allait sauter, qu’il allait l’étrangler pour achever de l’étouffer, mais il se mit à danser le culbuto.
Il se balançait à droite, s’appuyant sur un pied, levant l’autre pour frapper le plancher avant de recommencer à gauche. Il brassait son air malsain et claquait des deux mains. Il accélérait le rythme pour enfoncer le clou, et d’autres l’accompagnèrent, suivis par d’autres encore.
Bientôt ce ne fut qu’un délire d’applaudissements, une transe reprise par l’estrade qui vibrait comme la peau d’un tambour sous les talons du ténor. Léa s’écroula. Dugommier à genoux résistait au séisme, les coudes refermés sur les cordes. Le sablier endormi semblait oublié, mais la charcutière veillait et d’un coup de louche qui propulsa la gamelle sur le mur opposé, elle ramena le silence et le bon équilibre.
On put se ressaisir, mais le ténor avait marqué des points. Le dernier round ne serait pas facile. On avait perdu le porte-voix, Léa n’en pouvait plus, elle avait égaré les questions dans sa chute et le vent de la discorde avait fait le reste en emportant ses notes. Maintenant, l’affrontement serait direct et le meilleur gagnerait.
La gamelle retrouvée retentit, le sablier fit sa culbute et le débat reprit. Le sort en décida ainsi, Nestor dégaina le premier.
Il asséna un nouveau reproche à son rival qui le reçut en pleine face et le fit tituber. Le pauvre égaré voulut répliquer. Il n’en eut pas le temps. En un éclair, il eut les oreilles rabattues par trois suspicions décochées coup sur coup sans qu’il ait pu esquiver l’attaque. Nestor tourna sur l’estrade pour se faire applaudir.
Dugommier indigné engagea sa défense. Mais l’autre criait plus fort, il était insaisissable, les reproches glissaient sur sa peau huilée, il n’entendait plus rien. Une volée d’objections malveillantes firent vaciller Dugommier qui se rattrapa dans les cordes, défroissa son costume et se redressa pour faire face.
Tel Milon de Crotone, le ténor euphorique gonfla son torse et sa bedaine, envoya ses arguments se perdre dans sa mauvaise foi et pour en finir, se jeta en arrière. On crut qu’il allait tomber, mais les cordes le retinrent, se tendirent à la limite de la rupture et le projetèrent comme des élastiques vers le pharmacien qu’il assomma en s’affalant sur lui.
Léa eut la force de s’agenouiller pour compter jusqu’à trois. Dugommier était K.O., Nestor fut couronné, et le débat fut clos.
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