Ginette et Valentine
En cette veille de Noël, il pleut des cordes. Il est dix-sept heures et le trafic est intense sur cette route qui quitte la ville. La zone artisanale de cette petite cité de province là, tout près, propose aux retardataires les derniers cadeaux qu’ils pourront acheter.
La nuit est déjà tombée en ce vingt-quatre décembre et dans les phares des voitures, une étrange silhouette se dessine sur le côté de la route.
Après quelques secondes de doute, les conducteurs, les uns après les autres, identifient cette forme qui avance. Un être encapuchonné, recouvert d’une longue et ample cape masquant tout son corps, qui trottine vers la sortie de la ville.
Homme ou femme ? Difficile à dire au premier abord vu ce temps et ce peu de luminosité.
À mesure que les voitures approchent de la silhouette, les conducteurs affinent leur description. À l’allure, c’est une personne de sexe féminin qui n’est plus très jeune. Avec le vent qui s’ajoute à la pluie, la capuche qui recouvre sa tête descend, laissant voir les cheveux coupés au carré qui volent en tous sens.
Alors elle s’arrête pour réajuster la partie supérieure de sa cape sur sa tête et c’est à ce moment que chacun peut voir que cette femme, car c’est bien une femme, est bien encombrée.
D’une main, elle porte une valise et de l’autre elle tient deux chiens en laisse. Ils sont bien trempés malgré le petit manteau qu’ils portent ; tout comme sur leur maîtresse, la pluie ruisselle sur leur imperméable. Ils se sont arrêtés eux aussi, attendant que leur compagne remette son capuchon.
Puis chacun repart d’un bon pied ; leur marche à tous est déterminée et même joyeuse à voir l’attitude de ce petit groupe. On dirait que tous savent où ils vont et ils ont l’air contents. Ils intriguent les passagers.
Mais où peuvent-ils bien aller en cette veille de fête ?
Valentine, le cheveu court coupé à la « garçonne », les yeux légèrement en amande cachés par d’épais verres correcteurs, marmonne toute seule en s’affairant dans la maison : « Valentine va mettre le couvert, Valentine doit aller chercher les belles assiettes dans le buffet, puis elle mettra les verres et les couverts. » À l’école « ils » lui ont dit : « le couteau à gauche, la fourchette à droite. Non, c’est le contraire. » Alors elle répète : « À l’école « ils » ont dit le couteau à droite, la fourchette à gauche ».
« Et puis une belle serviette en papier aux couleurs de Noël dans le verre, ça fera joli ».
Quand la table est mise, Valentine admire le résultat ; ses yeux pétillent, un sourire fleurit sur ses lèvres, elle est fière d’elle.
Au menu ce soir : cuisses de poulet, toutes sortes de légumes qu’elle a cuisinés elle-même comme on lui a appris au centre. Pour le dessert, elle a demandé à sa tutrice si elle pouvait aller acheter deux petites bûches chez le pâtissier.
Valentine est fin prête et elle attend avec impatience son amie. Sa seule amie, Ginette, qui ne devrait plus tarder.
Ginette est un peu plus âgée qu’elle ; elles se sont connues à l’école spécialisée puis se sont retrouvées dans le même travail : des chaises à rempailler. Car l’une comme l’autre sont ce que « les autres » appellent « différentes ». À force d’entendre ce mot, Ginette et Valentine l’ont complètement intégré et lorsqu’elles parlent d’elles aux « autres », elles n’oublient jamais de le mentionner. C’est un peu comme si c’était leur carte de visite.
Elles n’en ont pas honte, car elles en ont vu d’autres : les regards moqueurs, les paroles méchantes, les sous-entendus désobligeants, les humiliations.
Valentine a été élevée par la D.D.A.S. Ginette, plus chanceuse, a eu ses parents jusqu’à il y a encore cinq ans. Ils sont partis à deux mois d’intervalle, car ils étaient fusionnels. Ce fut très dur pour Ginette de les perdre et de se retrouver seule pour diriger sa vie, même si elle aussi est sous tutelle à présent. Fille unique, il ne lui reste que ses deux chiens. Ils sont pour elle comme un moteur qui l’oblige à vivre. Ses visites régulières au cimetière l’aident malgré tout à surmonter un peu sa peine.
Et puis il y a Valentine. Et pour Valentine, il y a Ginette. Elles habitent chacune à un bout de la ville. Alors elles se téléphonent régulièrement et s’organisent comme « les autres » pour combler leur solitude.
Valentine a invité pour deux jours son amie Ginette avec ses chiens. Ils passeront Noël ensemble. Et chacun aura un petit cadeau… Ginette a une belle bougie dans sa valise, Valentine a acheté un collier qui brille à la solderie de la zone pour son amie et deux os à ronger pour Bobby et Mirza. Ils la connaissent bien, Valentine, et ils savent aussi qu’elle a un beau terrain autour de sa petite maison. Ils vont s’en donner à cœur joie…
Ginette, les chiens et la valise arrivent… Elle sonne à la porte. Ginette a à peine le temps d’admirer la couronne en sapin accrochée en haut de la porte que celle-ci s’ouvre.
De grands cris de joie et des jappements résonnent. Les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre pendant que les chiens tournent joyeusement autour d’elles.
La porte se referme sur les deux amies et leurs compagnons. Le bonheur est là, tout simple, mais bien réel.
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