Sauvez Abner!!!
Lors de l’hiver 1978, les pompiers britanniques mécontents des réformes du gouvernement se mirent en grève illimitée. Et chez eux, se mettre en grève prit tout son sens puisqu’ils se barricadèrent dans leurs casernes et refusèrent d’en sortir quel que soit le problème. Le gouvernement n’eut d’autre solution que de déployer l’armée sur tout le territoire afin que les militaires puissent prendre le relais. C’est ainsi qu’une escouade de soldats et de véhicules divers allant du blindé à la motocyclette s’installa à proximité du paisible village où habitait Miss Olympia Cooper. Cette charmante vieille dame vivait depuis toujours dans un petit cottage comme on en voit encore dans les campagnes anglaises. Tout y était minuscule. Minuscule la maison qui ressemblait à une chaumière de conte de fées, minuscule le portail qui ouvrait sur son jardinet, minuscule le carré de pelouse qui disparaissait sous les fleurs semées dans les plates-bandes et minuscule l’espace laissé libre pour entrer chez elle tant la vigne vierge et la glycine s’y étaient développées. Mais Miss Cooper aimait sa maison telle qu’elle était et il ne lui serait jamais venu à l’idée d’y apporter le moindre changement. Il en allait de même avec ses habitudes. Miss Cooper vivait seule et, à l’exception de ses amies du comité de la paroisse, personne n’avait franchi le seuil de sa maison, pas même le préposé de la poste. Un homme chez elle !! Et pourquoi pas y organiser des bacchanales, tant qu’on y était ! Le seul amour de sa petite vie un peu tristounette, Olympia Cooper l’avait rencontré par hasard, en arrachant les mauvaises herbes qui risquaient de gâcher sa pelouse si elle n’y mettait pas bon ordre. Il était là, blotti sous un plant de lys à demi fané. Oh, il n’était pas bien vieux et à peine plus gros qu’un rat, ce qui expliquait qu’il ait pu s’introduire dans le petit jardin sans attirer son attention. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours banni de chez elle les animaux, jugeant les chiens trop bruyants, les chats peu fidèles, les oiseaux trop stupides et les rongeurs dévastateurs. Mais lorsqu’elle découvrit cette petite boule de poils, elle sentit son cœur fondre et elle décida aussitôt de l’adopter. Abner ne se montra pas ingrat et lui rendit son affection, évitant de salir les tapis du salon, de se suspendre aux rideaux et autres facéties généralement prisées par ses congénères. Bref, Abner était parfait !...
Le matin du 14 janvier, le chat ne répondant pas à l’appel de sa gamelle, elle sortit dans son jardinet pour le chercher et entendit alors des miaulements désespérés venant d’un tilleul tout proche. La pauvre bête s’y tenait recroquevillée, tout en haut de la maîtresse branche. Il ne fit aucun doute pour Miss Cooper que le pauvre Abner, pourchassé par un chien ou un galopin du quartier, avait choisi de grimper dans cet arbre imposant pour échapper à son tortionnaire. Comme pour tous les chats, grimper ne lui avait causé aucun effort ; c’était la descente qui posait problème. Une telle mésaventure lui était déjà arrivée deux fois auparavant. La première fois, c’était le jeune fils du voisin qui était allé récupérer l’animal en grimpant aux branches. Ce sauvetage lui avait valu, outre la reconnaissance éternelle de Miss Cooper, une solide paire de claques de la part de sa mère qui avait bien cru que son enfant allait se rompre le cou lorsqu’une branche avait cédé. C’est la raison pour laquelle, quand le matou avait récidivé, le gamin s’était prudemment abstenu et qu’il avait fallu faire appel aux pompiers qui avaient dépêché sur les lieux le propriétaire du pub, seul pompier volontaire du village. Celui-ci s’était déplacé avec une échelle et avait rendu Abner à sa maîtresse en maugréant qu’il avait mieux à faire. La vieille dame, un peu froissée, lui en avait gardé une profonde rancune et s’était bien promis de ne plus jamais lui adresser la parole. Les hurlements du chat attirant quelques badauds, la pauvre femme se résolut à composer le 999 et fut mise en contact avec un militaire dont le peloton assurait les urgences vitales. La liaison était mauvaise et le jeune soldat, sans doute inexpérimenté, comprit qu’un dénommé Abner risquait de faire une chute de plusieurs mètres si on ne venait pas rapidement le secourir. Comme il se trouvait seul au campement, le gros des troupes venant de se rendre sur un incendie dans une ferme d’un village éloigné, il se demandait comment secourir le pauvre homme lorsqu’une autre équipe, partie avec un blindé pour sortir un tracteur du profond ravin où il était tombé, signala la fin de sa mission. Aussitôt il ordonna aux hommes de l’équipage de faire un détour pour porter secours au mari de sa correspondante. Inutile de dire que lorsque les habitants de la petite ruelle virent un char passer devant chez eux et s’arrêter devant le cottage d’Olympia, ils se ruèrent tous à sa suite pour comprendre ce qui se passait. Les militaires se montrèrent compréhensifs. Comprenant l’erreur de leur collègue, ils firent tout de même manœuvrer le char dans la cour du voisin pour se placer sous le tilleul et grimpant sur la tourelle, parvinrent à attraper le chat qu’ils rendirent avec le sourire à sa propriétaire. Une telle gentillesse émut la vieille dame à tel point qu’elle dérogea à sa sacro-sainte règle et invita les trois hommes à prendre le thé et quelques biscuits dans son petit cottage. Lorsqu’ils prirent congé, elle les raccompagna jusque sur le trottoir, attendit devant sa porte pendant qu’ils manœuvraient leur engin pour ressortir de la ruelle et agita la main en guise d’au revoir pour répondre à leur salut lorsqu’ils s’éloignèrent. Ah, les braves garçons !
Ce n’est qu’une fois rentrée dans sa cuisine qu’elle se rendit compte de l’absence de son chat. Sans doute avait-il profité du départ des invités de sa maîtresse pour aller chercher un endroit tranquille où se reposer après toutes ces émotions. Elle ne s’inquiéta que le soir. Jamais Abner ne serait resté dehors pendant la nuit. Tout le village se mit en quête du matou, mais il demeura introuvable. Les jours passèrent et l’espoir de le revoir un jour s’amenuisa, même si certains spécialistes de la gent féline assuraient que de telles fugues étaient assez courantes chez les mâles non castrés. Miss Cooper, le cœur brisé, remonta le panier d’Abner dans le grenier et se promit de ne plus jamais s’attacher à un animal capable de tels caprices. Personne ne revit le chat et personne ne sut ce qu’il était advenu de lui.
Enfin, pas tout à fait. Trois hommes auraient pu renseigner la vieille dame. Trois hommes qui, en rentrant de mission, avaient entrepris de nettoyer au jet leur char maculé de boue. Ils avaient alors remarqué un morceau de bâche entortillé dans une chenillette. En s’efforçant d’extraire ce corps étranger, ils avaient constaté qu’il ne s’agissait ni de tissu, ni de plastique, mais de fragments de peau sur lesquels subsistaient quelques touffes de poils noirs. Instantanément, les trois valeureux sauveteurs avaient échangé un regard horrifié, et devant leurs yeux avaient défilé les mêmes images. Ils s'étaient revus dans un petit cottage en train de boire du thé sous le regard attendri d’une petite vieille à cheveux blancs qui caressait un chat roulé en boule sur ses genoux. Un magnifique chat noir…
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