Espérance
Noé étendit une nappe phréatique passablement usée, trouée par endroits. Il venait de poser son arche sur une plage déserte de la mer Morte, jonchée d’algues et de bouteilles. La table n’était pas totalement mise. Mais cela irait vite. Les hôtes, même nombreux, ne seraient que des couples. Le dernier baroudeur des espaces aurait préféré de véritables agapes, luxuriantes et plantureuses. Mais l’heure n’était plus à de telles libations depuis fort longtemps.
Il aurait fallu un peu de glace, mais prendre le risque d’en prélever, ne fût-ce que quelques quartiers, sur la banquise… pas raisonnable pour deux sous. Pourtant des pans entiers n’en finissaient plus de se décrocher et de chuter régulièrement dans un bruit sourd accompagné de gerbes écumantes.
Le repas… Il serait donc sobre et frugal : quelques plantes toutes proches cueillies avec parcimonie, des graines et des racines. Il restait bien ça et là des pommes clonées sans la moindre tavelure, sans la moindre saveur. Alors…
Après ce repas, Noé se retirerait sur le mont Ararat (le mont Arara-kiri, se plaisait-il à répéter, avec une sorte de moue qui se voulait désabusée). Pas de désespoir, juste la lucidité nécessaire sans laquelle on ne peut mesurer la portée d’un engagement.
Il avait décidé de réunir tous les couples à sa table et de les entretenir sur la longue et délicate tâche qui les attendait, qu’ils devraient accomplir avec patience et persévérance, histoire de montrer aux bipèdes que la grosse boule bleue était, au départ, un formidable théâtre, qui s’habillait tour à tour en jardin, en asile et en terre de découvertes, de jeux et d’échanges.
Bientôt, Noé irait ouvrir la porte de son arche et chacun, chacune, pourrait se dégourdir, qui les ailes, les pattes ou les nageoires. Une chose le tenait : l’espoir et plus encore l’espérance, ce sentiment profond marquant un optimisme sans bornes. Pour autant, il ne faudrait pas céder à la naïveté, mais, au contraire, décider de se mettre à l’œuvre sans attendre, car le temps était compté.
Au-dessus, le ciel était encore bleu, parfois, même si des fumées toujours changeantes le traversaient, poussées par des vents furieux et des ouragans forcenés. Là-bas au loin, d’interminables files humaines n’en finissaient plus de gravir la montagne pour tenter d’atteindre l’autre côté. Souvent, on en voyait redescendre par groupes, chassés, éperdus, à la dérive. Les rivières ne portaient plus rien, elles avaient déserté leur lit, s’étaient étiolées, et la voix des plus fortes se réduisait maintenant à un simple filet. Autrefois, elles avaient eu des colères majuscules et surprenantes, enroulant dans leurs eaux troubles et grondantes, des pans de roches et des maisons.
Noé refit un inventaire rapide. « Il faudra des éléphants, des ours, des loups et des renards, des baleines, des vers de terre, des coccinelles et surtout… des abeilles, sans compter les hérissons et puis… » La liste ne cessait de s’allonger, obligeant à faire sortir tout le monde ! Ensuite, il n’y aurait plus un seul couple dans l’arche immense. Elle serait vide. À jamais.
Sitôt la porte ouverte, le peuple de peaux, de poils, d’écailles et de plumes se rendit sur le lieu des agapes où Noé leur expliqua leur mission. Pas besoin de longues explications ; en jetant un regard alentour tous comprirent rapidement ce qu’ils avaient à faire.
Avant le départ, Noé leur dit :
– Hâtez-vous, le temps presse.
Toutes les espèces s’éparpillèrent dans le calme, chacune connaissant sa destination.
– Bonne année ! fit le vieil homme en levant une main en signe d’au revoir.
Ce souhait alla s’estomper en écho sur la plaine et dans les montagnes lointaines, comme un message. L’espérance était bien là, intarissable, mais pour combien de temps encore ?
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