Envoi spécial
La file d’attente est longue à l’agence postale. Je patiente en laissant mes pensées s’orienter vers le petit colis que je tiens dans la main. Il pèse bien plus que quelques grammes. Il correspond au poids du désarroi que je trimballe au quotidien. D’ailleurs, je me demande si je ne dois pas renoncer à cet envoi. La jeune femme qui va le recevoir ne sait rien de moi et je doute de valoir la peine d’être connue. Je ne suis qu’une quadragénaire sans intérêt, une célibataire enlisée dans de solides habitudes, une subalterne refusant les promotions par peur du changement et ce n’est pas le pire. J’ai accouché sous X, il y a vingt-trois ans. Je soupire pour me donner du courage, parce qu’il en faut. La destinataire n’est autre que la victime de mon abandon.
La semaine dernière, je retrouvai sa trace par hasard. Je passais devant un théâtre quand la comédienne, sur l’affiche, attira mon attention. Cette tignasse blonde ébouriffée et cette fossette au menton me rappelaient mon reflet, deux décennies plus tôt. Cette créature était ma progéniture. J’en avais l’intime conviction. Je vérifiai, sur Wikipédia, la corrélation entre sa date de naissance en mémoire et le pseudonyme indiqué. Le résultat était probant. Les jambes chancelantes, je pris rapidement conscience de la fabuleuse possibilité qui m’était offerte : pouvoir écouter sa voix, goûter sa présence, explorer son âme à travers ses jeux et ceci, totalement incognito. Telle une espionne se souciant plus de sa mission d’infiltration que du contenu de la pièce, je réservai une place sur Internet. De plus, l’aventure s’avérait distrayante. Le titre proposait un «itinéraire particulier» et présageait, à coups sûrs, des péripéties dépaysantes. Peu après, j’allai à la première. Je m’en souviens, comme si j’y étais encore.
Ce soir-là, je m’installe au premier rang. Pendant que la salle se remplit, je consulte le programme distribué à l’entrée. Et là, acculée contre le dossier du fauteuil, je me raidis. J’apprends que l’héroïne nous invite à la suivre sur le chemin de ses questionnements, à la recherche de ses origines. Elle présente seule les étapes de sa propre histoire en alternant les expressions faciales, les chorégraphies, la parole bien sûr et l’utilisation d’un curieux fouillis d’accessoires. Dans le fond, un écran géant ajoute des illustrations synchronisées aux élocutions successives.
Le rideau se lève. Je retiens ma respiration. Le halo du projecteur suit sa progression vers le public. Je l’examine avec avidité. Elle porte un collant opaque sous un maillot blanc fluide qui accroche les lumières au gré de ses mouvements. Elle avance d’un pas traînant, les yeux hagards et attrape au passage une poupée de chiffon brinquebalante. Soudain, elle se fige avant de hurler brutalement :
— MAMAN !
Le mot est parti, comme un cri de ralliement lancé par l’escadron de ses interrogations accumulées depuis toujours. Je le reçois de plein fouet. Sous la violence du choc, il m’est impossible de bouger, encore moins de fuir. Et ce n’est que le début ! Son regard circulaire se pose sur moi, au son d’une mélodie mélancolique. Mon sang se glace, jusqu’à mes entrailles. J’inspire profondément. Dire que je m’étais convaincue de son indifférence à mon égard ! Une erreur de plus ! Retranchée dans l’obscurité de l’auditoire, je la contemple, à mes dépens. Il émane d’elle une dignité, cette qualité qui me fait défaut.
Elle poursuit ses déambulations dans une séquence verbale et jongle avec diverses figures de style pour raconter son enfance :
« Un abandon amer qui m’a souvent fait adopter de mauvaises idées.
Une mère adoptive avec qui j’ai abandonné l’idée mauvaise de ne pas être aimée. »
Et ainsi, tour à tour, je découvre son univers, j’apprécie les personnes qui l’ont éduquée, autant que je les jalouse. Je ris pour ne pas pleurer, je m’amuse des espiègleries, je tremble quand, trop près du bord de la scène, elle risque de basculer dans la fosse. J’admire son interprétation, sans oublier le pouvoir des planches. Grâce à elles, les blessures quittent son esprit pour concrétiser une exhibition libre et talentueuse.
L’acte suivant est une sorte de satire parvenant à décrocher quelques rictus épars. Elle entre dans une rude bataille avec l'administration. Elle n’exige pourtant qu’un document indiquant sa filiation et surtout, le consentement maternel obligatoire pour lever le secret. Des labyrinthes de couloirs, d'escaliers, de bureaux et des faciès renfrognés se croisent sur la diapositive. La pauvrette zigzague, tombe à genoux pour reprendre son souffle. Elle gémit ses requêtes en simulant un face-à-face compliqué avec des fonctionnaires. Dépitée, elle s’écroule sur une chaise, en songeant un instant à l’éventuel décès de ses parents biologiques.
Le numéro continue et l’image arrière révèle un buste de Molière trônant sur un piédestal. La belle se plante devant un miroir en tenant au niveau de son visage, un après l’autre, les portraits de vedettes sur des pages. Elle use de grimaces pour comparer la forme des nez respectifs, la couleur des pupilles, bien résolue à repérer une équivalence avec un géniteur potentiel. D’un geste cornélien, elle lance les feuilles en l’air, en courant dans tous les sens. Puis, tapant du poing sur une table, elle rugit :
— Je veux savoir ! Ma vocation artistique serait-elle une hérédité ?
Elle s’effondre à terre, ébrouée par de gros sanglots. J’enfonce mes ongles dans le velours des accoudoirs. Je souhaiterais tant la rejoindre et trouver les phrases réconfortantes qui amènent au pardon.
Mais le tableau suivant freine mon élan de tendresse. D’un ton ferme qui claque comme une flagellation, elle devient bourreau. Dans une parodie impitoyable, elle dépeint une hypothétique procréatrice. Elle imite une demoiselle à la marche chaloupée qui surveille les oeillades de désir qu’elle peut faire naître, celle qui glousse à l’excès devant la gent masculine. À travers cette figuration extravagante, la tortionnaire semble savourer une certaine vengeance. Une machine fumigène crache ensuite un brouillard aussi sombre que les coulisses de son passé. La brume l’avale, sous un tonnerre d’applaudissements.
Je m’insurge en silence. Je regrette d’être témoin d’une version que je ne peux pas contredire. J’évalue l’exploit qu’elle réalise en ressentant un trouble palpable autour de moi. Je devrais me lever et proclamer, à qui veut l’entendre, que cette caricature ne me correspond pas. À l’époque, j’étais une adolescente en vacances scolaires. J’avais proposé mon aide à un groupe d’itinérants du spectacle, en représentation pour quelques jours, dans l’établissement culturel local. En échange de pourboires, je brossais leurs chaussures ou défroissais leurs costumes. Lorsqu’il m’apparut, le coup de foudre fut immédiat. Il jouait le personnage de Roméo. Assez vite, il fit de moi sa Juliette, en aparté privé. Malheureusement, le bel amant cachait l’hypocrisie de Tartuffe derrière ses douces manières. Il disparut, sans daigner me dire au revoir ni préciser sa destination ou son patronyme. Lorsque je pris conscience de ma grossesse, il était trop tard pour avorter. Toute la famille s’était alors liguée contre moi, pour me contraindre à l’abandon.
Elle réapparaît dans la clarté et paraît apaisée. Elle flâne en récitant des poèmes, dont un alexandrin de sa création, sur le thème de l’arbre généalogique :
« Combien de saisons faut-il encore creuser,
Avant de pouvoir trouver mes chères racines ?
Agrippée à toutes ces branches dénudées
Et par malheur greffées d’invisibles épines,
Je veux enfin tendre l’index vers l’avenir.
Il est doux de voir pousser de nouveaux bourgeons,
Si beaux, si vrais, qui ne demandent qu’à s’ouvrir,
De pouvoir, sur l’écorce, graver son prénom. »
Et aussitôt, un cliché la montre tenant dans ses bras un bambin tout vêtu de rose. Au milieu des exclamations de joie, une impression étrange et inédite s’opère en moi : Je suis mamie ! Un bonheur instinctif dépasse en intensité l’illégitimité morale à me réjouir. Je lutte contre un vertige. Je prie pour un dénouement express. Je m’exhorte au calme, mais en vain. Encore une projection, en apparence plus ancienne cette fois, car plus terne. Je m’empare d’un mouchoir pour éponger le trop-plein d’émotions qui coule sur mes joues. Je reconnais la grenouillère que porte le nouveau-né dans le berceau en coque transparente d’une maternité. Ces lignes horizontales jaunes et noires n’ont rien de seyant, mais elles ont le mérite d’être caractéristiques. J’avais puisé dans mes modestes économies pour acheter cette layette. La photo prise par mes soins m’avait ensuite été injustement confisquée. D’un air moqueur, elle dénonce :
— Dès ma venue au monde, porter la tenue bariolée des bagnards me condamnait d’emblée à traîner un boulet à perpétuité.
Complètement disloquée, je souffre le reste de la séance. Je me réconforte en tentant de relativiser. Toutes les frustrations exprimées sont sûrement exagérées, les pleurs également. Comédie oblige ! Mais son discours final assure le contraire. Elle tient sincèrement à tisser un lien avec son ascendance. Je mets plusieurs nuits blanches à réunir mes forces et conclure mes réflexions par ce paquet niché entre mes doigts. Il contient l’habit précité. Avant la prise en charge du bébé par les services sociaux, j’avais réussi à le récupérer.
Ça y est, je tends le carton à la guichetière et j’inaugure avec ce geste, un avenir plein de promesses. Je remercie le destin de m’avoir poussée sur un siège du parterre et d’offrir à ma fille, l’épilogue de ses désirs. J’imagine nos retrouvailles. Pour lui expliquer le choix de l’imprimé sur son linge de naissance, je lui dirai : « Ces rayures bicolores te faisaient ressembler à une jolie petite abeille prête à s’envoler loin de moi ». L’émotion réciproque sera à son comble. Je l’enlacerai en la serrant très fort, nos deux cœurs battant à l’unisson. Pour toujours !
Je quitte la poste en souriant. Finalement, je me suis trompée. Cette boite est vraiment légère !
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