La cachette de Marie
— … 15… 16… 17… 18… 19… 20… J’y vais…
Marie relève la tête qui était enfouie dans le creux de son bras, se dégage du chêne contre lequel elle vient de compter pendant que Grand-Père est parti se cacher.
Elle se retourne.
Sans bouger, elle lance un regard panoramique sur la forêt qui l’entoure.
Elle frissonne.
Marie est partagée entre le plaisir du jeu et l’angoisse de la solitude au milieu des arbres.
Au milieu des ombres.
Son esprit est tellement harcelé par l’ambiance de tous les contes que papa lui lit le soir, avant de s’endormir…
D’ailleurs, Marie trouve que toutes ces histoires ne devraient pas être racontées aux enfants, surtout le soir, et surtout avant de s’endormir…
Combien de fois a-t-elle fermé les yeux, juste pour faire croire à papa qu’elle s’était endormie et qu’il arrête de lire, l’embrasse sur le front et sorte de la chambre à pas feutrés en fermant tout doucement la porte derrière lui… Et tout ça, juste pour écourter les histoires et tirer le rideau sur les images horribles qu’elles créaient dans sa tête…
Bien sûr, elle garde ça pour elle. Jamais elle n’oserait dire à papa qu’elle a peur…
Parce que oui, toutes ces histoires lui flanquent vraiment la frousse…
N’est-ce pas dans la forêt que le Petit Poucet se perd avec ses frères ?
N’est-ce pas au détour d’un chemin que le loup aperçoit le Petit Chaperon Rouge ? Qu’il mange sa Mère-Grand pour prendre sa place dans son lit avant de dévorer également la petite-fille ?
N’est-ce pas dans une forêt que les parents d’Hansel et Gretel veulent les perdre ? Et dans une forêt que les deux enfants rencontrent une sorcière qui veut les manger ?
Alors oui, Marie a des raisons de ne pas être rassurée. Mais jouer à la cachette, c’est tellement agréable que ça compense bien les angoisses que la forêt peut générer.
Bon, ce n’est pas le tout, mais il faut trouver Grand-Père. Il est tellement plein de malice qu’il trouve toujours des endroits incroyables pour se cacher.
Marie se souvient de la fois où elle a dû abandonner les recherches et crier qu’elle donnait sa langue au chat. Grand-Père avait alors lancé comme à son habitude son hou, hou… pour que sa voix lui permette de venir dans sa direction. C’est ainsi qu’elle l’avait découvert dans le tronc évidé d’un arbre mort, mais encore debout. Grand-Père l’avait soulevé de ses bras puissants pour l’embrasser et ils avaient bien ri tous les deux. En plus, elle était tellement contente de ne plus être seule.
Elle regarde autour d’elle et repère un arbre identique à une cinquantaine de mètres derrière un massif de fougères qu’elle évite en suivant un sentier qui le longe.
Elle s’approche du tronc, en faisant le moins de bruit possible.
Elle le contourne…
Zut ! Vide !
Évidemment, Grand-Père ne se cache jamais deux fois au même endroit.
Marie lève la tête et son regard fouille le feuillage des arbres. Elle avance ainsi pendant un bon moment, le nez en l’air, à scruter chaque grosse branche.
Lors d’une autre partie, n’est-ce pas sur l’une d’elle que Grand-Père s’était assis pour se cacher ?
Elle s’en souvient comme si c’était hier. Une fois de plus, sa recherche avait été vaine. Lassée, elle avait capitulé. Grand-Père avait lâché son traditionnel hou, hou… alors qu’il était à califourchon sur une grosse branche d’un hêtre à cinq mètres de hauteur juste au-dessus d’elle. Elle avait fait un tel bond que Grand-Père avait attrapé un fou-rire pendant au moins cinq minutes.
Mais aujourd’hui, aucune paire de jambes avec des bottes ne pend des branches qu’elle sonde de ses yeux fouineurs.
Alors Marie avance au milieu des arbres.
Au milieu des ombres.
De moins en moins rassurée.
La prochaine fois qu’ils joueront à la cachette, c’est elle qui ira se cacher. Et Grand-Père qui la cherchera.
Ou alors… peut-être ne voudra-t-elle plus jouer…
Qu’est-ce qui est le plus fort ?
Le plaisir du jeu ?
L’angoisse de la solitude ?
À un certain moment, Marie se rend compte qu’elle a perdu le sens de l’orientation.
Elle ne reconnaît pas l’endroit.
Trop de ronces !
Plus de ciel !
Et ces ombres qui deviennent plus denses…
Plus agressives…
Il est temps d’arrêter le jeu…
De se repérer grâce au hou, hou…
— Grand-Père ! Je donne ma langue au chat…
Silence.
— Grand-Père ! J’arrête… Je ne joue plus…
Toujours rien.
— GRAND-PÈRE !... FAIS HOU, HOU !...
Immense silence. Angoissant. Terrifiant.
— GRAND-PÈRE ! DIS-MOI OÙ TU ES… S’IL TE PLAÎT…
Quelque part, le croassement d’un corbeau…
Marie sent ses yeux piquer.
Puis les larmes couler sur ses joues.
Elle se laisse glisser contre un tronc, et se recroqueville sur les racines.
Grand-Père ne l’aurait jamais abandonnée…
Si ça se trouve, il est tombé… Ou il a eu un malaise…
Il a peut-être besoin d’elle…
Marie se relève.
Elle a froid. Elle croise les bras.
La nuit semble l’envelopper.
Mais dans quelle direction aller ?
Elle ne sait pas. Elle ne sait plus.
Soudain, entre les arbres, elle aperçoit deux lumières.
Deux lumières et deux silhouettes qui marchent vers elle.
Peut-être Grand-Père qui la cherche ?
Ben non, il était seul…
Alors qu’elle tourne ses réflexions dans sa tête, le faisceau d’une des deux lampes l’éblouit…
— Elle est là !
Les deux silhouettes se rapprochent. Un homme et une femme.
— Maman ! C’est nous. Tu nous as fait peur…
Marie regarde le couple d’un air ahuri. Eux, ils doivent savoir…
— Vous avez retrouvé Grand-Père ?
— Hein ?
— Grand-Père… vous l’avez retrouvé ? Il a dû lui arriver quelque chose… On jouait à la cachette…
L’homme s’approche d’elle, pose délicatement un châle sur ses épaules et lui agrippe un bras.
— Venez, Marie ! On rentre à la maison…
Marie se laisse faire. Elle semble perdue. Mais elle n’est plus seule. Elle n’a plus peur. La femme lui prend affectueusement l’autre bras. Alors que tous les trois s’éloignent dans la pénombre crépusculaire du sous-bois précédés par les faisceaux des deux lampes, l’homme lui souffle :
— On ne peut plus la garder… Il faut la placer…
La femme étouffe un sanglot dans sa gorge. Puis après quelques secondes de silence, elle murmure, comme pour elle-même :
— Alors, c’est ça, Alzheimer ?...
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