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Sorj Chalandon est né à Tunis en 1952. Écrivain et journaliste français, il a travaillé trente-quatre ans à Libération avant d’être, depuis 2009, membre de la rédaction du Canard enchaîné. Ses reportages sur l’Irlande du Nord et sur le procès Klaus Barbie lui ont valu le prix Albert-Londres en 1988. Il est l’auteur de nombreux romans souvent couronnés : Petit Bonzi, Une promesse (prix Médicis 2006), Mon traitre, La légende de nos pères, Retour à Killybegs (grand prix du roman de l’Académie française 2011), Le quatrième mur.
Samuel, juif chassé de Grèce dans les années 70, au temps de la dictature des colonels, est au bord de la mort. C’est pourquoi il charge son ami Georges, jeune anarchiste idéaliste, de réaliser son rêve, celui de monter la pièce d’Antigone en pleine guerre du Liban, là où se déchirent Druzes, Chiites, Sunnites, Maronites, Chrétiens et Palestiniens, là où la haine déchire les peuples.
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Ce projet fou est censé réunir des acteurs qui hors de la scène se combattraient sans merci… « L’idée de Samuel était belle et folle : monter Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth.
Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé. Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m’a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l’a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m’offre brutalement la sienne… »
À l’origine du Quatrième mur, il y a le massacre de Sabra et Chatila par les phalanges libanaises, entre le 16 et 18 septembre 1982. Chalandon, grand reporter au quotidien Libération est l’un des premiers journalistes à pénétrer dans les camps palestiniens pour y découvrir l’horreur absolue. Les scènes de massacres sont puisées dans une réalité quasi documentaire. Mais le roman se nourrit aussi de fiction avec un fil rouge, celui d’Antigone d’Anouilh dont le texte ainsi que les acteurs entrent en résonnance avec la trame de l’histoire. « Nous portons des masques de tragédie. Ils nous permettent d’être ensemble. Si nous les enlevons, nous remettons aussi nos brassards, et c’est la guerre. »
Les deux héros se nomment Samuel et Georges. Le premier, metteur en scène a connu la torture, l’exil. Humaniste, sage, il porte en lui un rêve de paix. Son projet de monter Antigone au cœur du Liban en est l’aspiration concrète. Georges qui vient juste de se marier et d’être père d’une petite fille accepte de mener à bien ce projet par amitié, mais aussi par idéal politique. « Cette fois, il ne s’agissait pas de réciter trois répliques de théâtre dans une Maison des jeunes, mais de s’élever contre une guerre générale. C’était sublime, impossible, grotesque… La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient. » Derrière Georges se profile l’ombre d’Antigone. Quand elle dit « non » à la loi de Créon, lui, tente de dire « non » à la guerre. Toutefois, une ressemblance plus existentielle les rapproche. Antigone aurait pu être sauvée par son oncle, mais elle préfère mourir parce qu’elle refuse l’idée même du bonheur. Pour cette idéaliste, l’aspiration à ce seul dessein lui semble trop médiocre. Or, quand il revient une première fois parmi les siens, Georges les fuit : « j’ai regagné ma famille comme un écolier son lundi matin. J’avais mal à la tête, au ventre. J’avais la gorge sèche. Il y avait du bruit chez elles, par les fenêtres ouvertes. Il ne manquait que moi pour faire nous…. Je me suis arrêté à l’étage en dessous. J’aurais voulu être ce voisin. Rentrer ailleurs que chez moi. » Georges aurait donc pu être sauvé et être heureux. C’est le refus de cette vie trop banale à ses yeux qui le précipite à nouveau vers la guerre et la mort. Tout comme Antigone, Georges apparaît comme un personnage en quête d’absolu, prêt à tout pour y parvenir. À la limite de l’entêtement. La véritable Antigone ce n’est pas la flamboyante Imane, l’institutrice palestinienne dont le narrateur tombe sous le charme, c’est LUI.
L’écriture est magnifique, parfois crue lorsqu’à coups de mots acérés, l’auteur exprime la violence inouïe de la guerre, plus légère quand il s’agit d’évoquer l’amour, l’amitié.
Le prix Goncourt des lycéens est souvent un beau plébiscite. Celui-ci ne déroge pas à la règle.
Une ode à la paix et à la fraternité qui se fracasse sur le mur de la réalité.
Une invitation coup de poing pour franchir Le quatrième mur.
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