Et c'est celle de...
Brigitte MONCEY
La panne
(Cette nouvelle a été écrite dans le cadre d'un atelier à Saint-Maurice-sous-les-Côtes, sous la houlette de Pierre Lombard. Brigitte Moncey s'est chargée de sa réécriture.)
Il pleuvait depuis trois jours sans interruption et la cour de la petite ferme s’était transformée en bourbier. Cette pluie, que Jean avait attendue si longtemps, arrivait trop tard, comme si elle voulait lui faire un pied de nez avant les grands froids. La sécheresse de l’été avait eu raison des pauvres récoltes. L’hiver allait être bien dur pour ce paysan des côtes de Meuse, qui en avait pourtant vu d’autres. La guerre de 14 lui avait volé ses fils puis en 22, sa femme avait été emportée par une pneumonie. Depuis six interminables années, la solitude l’accompagnait…
En ce matin du vingt-trois octobre mille neuf cent vingt-huit, Jean attendait l’arrivée de la « dame à la faux », qui viendrait le délivrer de tout son malheur.
Cela valait-il encore la peine de vivre ? À la veille de la morte-saison, il se posait la question, tout simplement, avec beaucoup de tristesse. Faute de pouvoir trouver la chaleur du cœur, il se réchauffait les mains devant le feu de sa cheminée, lorsqu’il entendit qu’on l’interpellait :
– Monsieur, s’il vous plaît, pouvez-vous m’aider, je suis en panne ?
Un instant, il crut qu’il rêvait. Cette voix grave semblait venir d’un monde lointain. Ce monde, il se l’imaginait bien sombre, comme son humeur habituelle. Il ne bougea pas, profitant encore un peu de l’ardeur des flammes.
– Vous m’entendez ?
Un grognement lui répondit. Jean savait que quelqu’un avait pénétré son antre. Qui se permettait de s’introduire ainsi chez lui ? Depuis la mort de Marguerite, seuls le maire et son vieil ami Gaspard venaient de temps à autre le sortir de sa torpeur. La ferme, coquette du vivant de sa chère épouse, était devenue une porcherie au fil des années.
Jean se retourna enfin et aperçut la silhouette encapuchonnée d’une dame au manteau dégoulinant.
– Que faites-vous là ? Comment êtes-vous entrée, et que me voulez-vous ?
La femme fit un pas en arrière. Une envie folle de se sauver l’assaillait, mais où irait-elle ? Elle lui expliqua la raison de sa venue. Elle avait frappé, mais personne ne lui avait répondu. La porte étant entrouverte, elle s’était engagée dans la pièce. Dehors, il tombait des giboulées, alors…
– C’est bon, j’ai compris, dit-il en se radoucissant. Qu’est-ce qu’elle a votre voiture ? Je ne suis pas mécano, mais un simple cultivateur.
La dévisageant, il eut un instant de pitié. Marguerite aurait sensiblement son âge. Aurait-il aimé la savoir seule, en panne, dans une campagne hostile ? Non, bien sûr ! Aussi, sans plus réfléchir, le paysan parla du village proche. Là-bas, Gaspard, son ami garagiste pourrait sûrement lui être d’un bon secours.
– Est-ce loin d’ici ?
– À deux kilomètres.
Il se souvint alors de la vieille bicyclette grinçante de son épouse défunte, oubliée dans un coin de la grange. Il lui proposa de l’accompagner, enfourchant son propre biclou. La dame grimpa. Elle partit, devancée par un Jean silencieux l’emmenant vers un modeste atelier, bâti juste à la sortie du patelin. Les yeux noyés par le déluge interminable, elle aperçut enfin l’enseigne « Garage de la Côte », au moment où Jean lança :
– Gaspard, je t’amène une cliente !
Le garagiste, un vieux garçon taciturne, écouta avec attention les explications données sur la panne. Ils remisèrent les vélos à l’abri puis se hissèrent tous les trois dans l’indispensable dépanneuse. Coincée entre les deux hommes, l’étrangère, une fois la coiffure dégagée, s’avéra être une jolie blonde au teint pâle. Elle semblait mal à l’aise entre ce célibataire quadragénaire à la mine renfrognée et Jean au pli amer marqué aux coins des lèvres. Un silence de plomb envahit la vieille camionnette crasseuse. La dame fronça le nez, incommodée par les odeurs de transpiration du conducteur. Jean la regardait du coin de l’œil et estima que cette « mijaurée » devait être une citadine. Gaspard, lui, la trouvait bien jolie. Bien sûr, comme toutes les autres, elle ne voudrait pas de lui ! Et une nouvelle fois, il lui faudrait faire preuve d’autorité, la forcer ! La vieille guimbarde cahotait sur le chemin défoncé. L’air était de plus en plus lourd. La nuit était tombée et la pluie tambourinait sur les vitres. Gaspard avait une conduite très brusque. Du coin de l’œil, il surveillait la femme. Plus elle montrait sa peur, plus il était brutal. Elle avait bien du mal à garder son équilibre. Tantôt à droite, tantôt à gauche, elle se rattrapait tant bien que mal évitant de frôler ces bonshommes ricanants. L’angoisse l’étreignait. Vainement, elle essayait de se raisonner. Elle se devait de faire bonne figure. Il lui fallait détendre l’atmosphère, parler !
C’est alors qu’elle se mit à leur confier la mort de son époux, sur les champs de bataille et le but de son voyage : elle venait sur sa tombe. Funeste erreur ! Car dès les premiers mots, ils comprirent que ce mari aimé avait servi dans les troupes du Kronprinz, un casque à pointe sur la tête. En y prêtant d’ailleurs un peu plus d’attention, ils remarquèrent son léger accent germanique qu’ils n’avaient encore pas décelé. Les compères se tournèrent vers elle, le regard sévère, presque haineux. C’était peut-être son conjoint, l’assassin de leurs enfants, pères, maris ou amis dont les noms couvraient le monument aux morts récemment érigé sur la place du village ?
Gaspard arrêta son engin.
– Où elle est, votre fichue voiture ?
– Là-bas, après la croix.
Gaspard sortit en bougonnant contre le sort, contre la pluie incessante, contre ces saletés de grosses voitures étrangères dont le moteur se noyait si facilement, contre tout quoi !
Elle ne disait mot. Elle avait remonté le haut col de fourrure de son manteau. Elle attendait la fin de son supplice.
Gaspard, en fin mécano, avait tout de suite repéré la panne et séchait soigneusement la dynamo et les vis platinées « si fragiles », disait-il ! Jean le vit se redresser lentement, s’éponger le front avec son chiffon crasseux.
– À nous deux, ma p’tite dame, vous allez payer de votre corps toutes les atrocités que votre peuple a faites à notre pays !
Menaçant, il s’approcha d’elle. Elle crut sa dernière heure arrivée. Tremblante de peur, elle se mit à courir droit devant elle, mais trébucha dans l’herbe glissante. En deux puissantes enjambées, Gaspard fut sur elle.
Au début, Jean regardait le spectacle sans réagir. Puis il prit conscience du drame que l’Allemande s’apprêtait à vivre. Il ne pouvait pas laisser son camarade abuser d’elle, il s’en voudrait à tout jamais. C’était un homme aigri, soit, mais un honnête homme ! D’ailleurs, était-elle responsable, elle, de cette guerre ? Elle n’était, comme lui, comme tous les combattants français et allemands, qu’une victime de cette tragédie meurtrière.
À ses pieds, de la boîte à outils béante, il empoigna une énorme clef à molette qu’il abattit de toutes ses forces sur le crâne de son ami.
Dans un bruit sourd, Gaspard bascula sur le sol.
Jean releva la jeune allemande, hébétée, la fit monter dans la voiture réparée et rejoignit rapidement la plus proche gendarmerie.