Bienvenue en Enfer !
John Bertram Drawnext, JB pour ses amis, est ce qu’il est convenu d’appeler un « héritier ». La Drawnext Bank, fondée en 1930 par son arrière-grand-père, a connu un développement fulgurant après la Seconde Guerre mondiale grâce à son grand-père et à son père, véritables génies de la finance, et constitue aujourd’hui un des piliers de Wall Street. Et depuis la mort de son père, c’est JB qui se trouve à la tête de cet empire. Enfin, pour être tout à fait juste, il se contente de signer les papiers importants que lui présente Sam, le véritable dirigeant de la banque. Car JB n’a jamais eu l’ambition de devenir banquier d’affaires et, s’il a réussi à obtenir un diplôme dans la prestigieuse université où son père avait été élève, tout comme son grand-père avant lui, c’est principalement grâce à son extraordinaire swing qui a permis à l’école de remporter deux fois le championnat de golf universitaire NCAA. En effet, si JB se désintéresse au plus haut point des problèmes d’argent, se bornant à vérifier que son compte est suffisamment approvisionné pour satisfaire toutes ses fantaisies, il a depuis toujours la même passion : le golf. Il vit golf, respire golf, s’habille golf, parle golf et rêve golf. Il est membre d’honneur de tous les parcours réputés de la planète et n’hésite pas à affréter son jet privé pour essayer un nouveau parcours avec ses rares amis, tous partenaires de golf. Il a même rencontré son épouse sur un terrain de golf, mais la pauvre Dorothy, ayant vite compris qu’elle ne tiendrait qu’une place secondaire dans la vie de son mari, l’a rapidement quitté en emmenant leur fils Bradley. JB n’a pas causé de difficultés pour lui accorder le divorce, assorti d’une rente plus que confortable et de la garde exclusive de l’enfant. Pourquoi se serait-il encombré d’un garçon qui ne s’intéressait qu’au baseball et au surf ? Celui-ci n’en a pas trop souffert, car il connaissait à peine ce père dilettante qui oubliait la date de son anniversaire et n’assistait jamais aux fêtes scolaires ou aux événements importants de sa vie.
Ayant maintenant atteint l’âge adulte, Bradley mène sa vie et ne donne de ses nouvelles que lorsqu’il a besoin de soutien financier, mais JB n’en éprouve pas de regret. Pour être tout à fait honnête, il s’en moque éperdument. Les seules dates importantes qui figurent sur son agenda sont celles de ses tournois et tout son emploi du temps s’articule autour de ces dates. Aujourd’hui, il se prépare à jouer le onzième trou du Phoenix Open. L’enjeu est d’importance, car la victoire est encore possible s’il réussit son coup. Un chip de 23 mètres… Soudain, tout s’obscurcit… Il s’effondre… On se précipite… Alors que son corps git au milieu du green, il a soudain le sentiment de s’envoler, de planer plusieurs mètres au-dessus de la mêlée. De là-haut, il entend les cris affolés, observe les visages atterrés, les encouragements des secouristes qui lui massent la poitrine en ahanant… Il distingue soudain à ses côtés un autre individu également en lévitation dans l’air et qui semble lui aussi contempler le drame qui se noue en contrebas. Après avoir doucement hoché la tête, l’homme se penche vers JB et lui tape sur l’épaule.
– Je crois que c’est fini pour vous, mon vieux. On y va ?
JB aimerait protester, mais l’inconnu s’est déjà mis en route vers une sorte d’escalier roulant lumineux que JB n’avait pas encore remarqué. Il jette un dernier regard vers le green où un médecin recouvre son visage avec une serviette éponge et il lui emboîte le pas…
Ils arrivent très vite à une grille, sans doute celle du Paradis. À mesure qu’ils se rapprochent, JB se rend compte que l’inconnu qui le précède émet un halo lumineux et porte deux grandes ailes fixées à ses épaules. L’ange, car c’en est un, pousse la porte et présente son compagnon au gardien. Le vieillard bougon leur demande de patienter, consulte l’écran de son ordinateur, vérifie une seconde fois, puis hoche négativement la tête. L’ange n’insiste pas. Il hèle un de ses condisciples assis sur un nuage et lui confie JB avant de s’éloigner avec un petit salut navré.
– J’ai été recalé, c’est ça ?
Le deuxième ange n’a que de courtes ailes. Sans doute un stagiaire. Il opine du chef.
– Oh, ne vous en faites pas, vous n’êtes pas le seul. Pour entrer directement, il faut avoir conservé douze points sur son permis de résider dans les cieux. C’est loin d’être facile, sauf si vous avez été un saint ou un philanthrope, et encore ! Mais rien n’est perdu, il vous en reste encore quelques-uns, et vous avez encore la possibilité de racheter les autres.
Effectivement, ils arrivent bientôt devant une porte largement ouverte. Elle donne sur une salle de classe où un enseignant hurle à la manière d’un sergent instructeur sur des malheureux courbés devant leur pupitre.
– Le Purgatoire. Une sorte de cours de rattrapage si vous voulez. Vous en baverez, mais c’est le seul moyen de récupérer vos points pour…
Mais JB ne l’écoute plus. Il s’est dirigé vers une autre porte qui donne sur un parc… non, pas un parc… un terrain de golf… absolument parfait…
– Mauvaise idée, mon pote ! C’est l’Enfer. Ça parait plus sympa à première vue, mais attention ! Si vous entrez, ce sera définitif, et on vous retirera définitivement votre permis…
Qu’importe. JB reste planté devant la porte, les yeux écarquillés. Son guide, résigné, l’abandonne alors aux soins d’un jeune diablotin portant une tenue de caddie qui se hâte à sa rencontre avec un large sourire.
– Bienvenue chez nous ! Je vois que vous aimez le golf ? Entrez donc ! Et pour commencer, allons choisir votre équipement…
Le jeune homme, tout sourire dehors, aide JB à choisir son matériel parmi les meilleurs équipements haut de gamme, lui fournit des clubs profilés sur mesure ainsi qu’un chariot électrique dernier cri, puis il le conduit au premier trou.
– L’avantage, chez nous, c’est qu’il y a autant de parcours que vous le souhaitez et comme vous n’avez plus de besoins physiques à satisfaire, vous pouvez jouer aussi longtemps que vous le voulez. Et en réglant le curseur du chariot, vous avez même la possibilité de modifier les conditions météo…
JB se confond en remerciements. Il ne peut s’empêcher de ricaner en pensant aux religieux de tout poil qui terrorisent les pékins qui fréquentent leurs églises en dépeignant l’enfer comme un lieu de torture innommable où les malheureux damnés hurlent leur souffrance, alors que c’est un endroit béni où il va pouvoir passer son éternité à faire la seule chose qu’il aime…
Le jeune homme lui explique encore le fonctionnement des quelques autres gadgets intégrés au chariot puis prend congé en lui souhaitant une agréable éternité. Il a à peine tourné les talons que JB le rappelle.
– Hep ! Jeune homme, vous avez oublié de me donner des balles !
Le diablotin se retourne alors et son sourire s’élargit davantage.
– Des balles ? Il n’y en a pas, ici… C’est l’Enfer… Vous l’aviez oublié ?
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