Et c'est celle de...
Nadia PÉRARD
L'origami
Après un dernier regard dans le rétroviseur, Jacques prit la sortie de l’autoroute.
La nuque raidie par la fatigue, il renonça pourtant à faire une ultime halte, préférant arriver au plus vite à Lorient où Annie et Marc l’attendaient pour quelques jours.
Ce couple d’amis, qu’il connaissait depuis plus de vingt ans, y avait emménagé lorsqu’ils avaient quitté Orléans. Les deux hommes travaillaient dans la même société publicitaire et les années passant, leurs épouses s’étaient également liées d’amitié.
Ils avaient été un soutien précieux après la disparition de sa femme Julia dans un terrible accident de voiture, voilà maintenant presque dix ans. L’affection qu’il leur portait égalait la reconnaissance qu’il avait envers eux. Plusieurs fois il avait pensé en finir tant sa douleur était vive et à chaque fois, ils l'avaient aidé à sortir la tête de l’eau, le remontant à la surface et le raccrochant à la vie.
Tandis que la voix du GPS l’invitait aimablement à tourner sur sa droite dans un lotissement magnifiquement arboré, Jacques sentit son portable vibrer dans la poche avant de sa veste. Il enclencha le système de kit mains libres avant d’entendre une voix familière emplir l’habitacle de sa voiture.
– Salut, vieux ! Alors, où en es-tu ? chanta joyeusement la voix de Marc.
– J’en suis au point de voir la haie d’hortensias que ta femme t’a obligé à planter, le taquina en retour Jacques.
Comme pour illustrer ses paroles, il arrêta sa Seat Leon noire le long de la clôture fleurie. Un large sourire se dessina sur les lèvres de Marc qui entreprenait déjà d’ouvrir la portière pour libérer son ami.
Sylvie accueillit chaleureusement Jacques, le détaillant sous toutes les coutures, lui trouvant une bonne mine et que oui, sa légère perte de poids lui allait très bien.
Une fois ses affaires installées dans la chambre d’amis, il retrouva le couple dans leur salon, autour d’un verre de bordeaux.
– Nous sommes invités ce soir chez des amis qui donnent une réception. Ils sont un peu collets montés, mais très sympathiques, et on s’est dit que cela te ferait du bien de voir de nouvelles têtes, déclara Annie.
– Je ne suis pas sûr de vouloir sortir ce soir… La route m’a fatigué, répondit Jacques se sentant au pied du mur.
– Nous n’y resterons pas longtemps, le rassura Marc. Tu ne sors jamais, ça sera l’occasion de te changer un peu les idées.
Jacques savait que la bataille était déjà perdue, ses amis étaient plus têtus que lui, et surtout ils étaient deux contre un.
– Comme vous voulez, mais alors promettez-moi qu’on rentrera tôt.
Lorsqu’ils entrèrent chez les Garnier, Jacques ne put s’empêcher d’admirer la magnifique demeure en pierre de taille. Le sol en marbre gris s’accordait parfaitement avec le mobilier en bois laqué blanc. De lourds rideaux argentés ornaient de grandes fenêtres tout autour de l’immense pièce à vivre. La table qui accueillait un buffet appétissant semblait les inviter à venir y prendre place.
Annie et Marc présentèrent Jacques à leurs hôtes et comme l’avait dit son amie quelques heures plus tôt, ils étaient fort sympathiques. La soirée débuta ainsi, et Jacques commença à regretter le calme de son appartement d’Orléans. Ce genre de mondanités ne l’intéressait pas, ou plutôt il n’y prenait plus goût depuis bien longtemps. La solitude était devenue au fil des années son quotidien, et il s’en était accommodé.
Lorsque chaque convive s’assit à table, Jacques se rendit compte qu’il ne restait plus de place auprès de ses amis. Gêné, il lança un regard désespéré à Annie qui lui répondit par un clin d’œil malicieux. Son sourire était éloquent, elle était ravie.
Il soupira, résigné au fait d’être entouré malgré lui de parfaits inconnus, et de devoir participer à des conversations futiles. Il savait pertinemment que ce qu’il apprendrait de ces gens lui serait inutile, puisqu’il ne les reverrait jamais.
Tandis qu'il était absorbé dans ses pensées, son attention fut captée soudainement.
Devant lui, une femme d’âge mûr traversa la pièce pour s’asseoir en bout de table, légèrement à l’écart des autres invités. Le cœur de Jacques sembla rater un battement.
La respiration coupée, il se força à prendre une grande inspiration.
– Tout va bien ? lui demanda sa voisine de table qui semblait s’apercevoir de son mal-être.
– Je… Excusez-moi !
Jacques se leva avec précaution et hésita avant de s’avancer vers l’inconnue qui lui semblait pourtant plus que familière. La tête lourde, les jambes tremblantes, il s’efforça à garder une contenance et à paraître le plus naturel possible.
Cette femme… Ce regard azur souligné délicatement de khôl noir, ces cheveux blonds coiffés en un chignon impeccable, cette silhouette gracile. C’était parfaitement impossible ! Il était certainement en train de devenir fou. Il n’y avait que cette explication à ce qu’il était en train de vivre.
– Excusez-moi !… Pardon, je…
Jacques en perdait les mots. Ses paroles ne parvenaient pas à passer la barrière de ses lèvres. Plus il la regardait, plus sa raison semblait le quitter.
– Oui ? demanda-t-elle, perplexe devant ce comportement étrange.
Son regard interrogateur lui fit comme un électrochoc, et Jacques se reprit.
– Veuillez m’excuser, vraiment… C’est que l’espace d’un instant… je vous ai prise pour quelqu’un d’autre. Je… je suis… désolé, balbutia-t-il.
– Je vous en prie, ce sont des choses qui arrivent, lui répondit-elle aimablement.
– Mais la ressemblance est tellement…
– À qui ressemblerais-je autant ? demanda-t-elle visiblement curieuse.
– À une personne que j’ai bien connue… se contenta-t-il de répondre.
– Oh… J’espère que vous n’êtes pas trop déçu, j’ai cru voir votre déconve-nue lorsque vous avez réalisé que...
– Le contraire aurait été bien surprenant, croyez-moi.
Jacques s’apprêtait à prendre congé, lorsqu’elle le rattrapa d’une parole.
– Attendez !
Il sursauta.
– Je ne connais personne ici, hormis David et Lynda qui nous accueillent, avoua-t-elle dans un sourire qui trahissait son malaise.
– Je suis dans le même cas, je suis venu avec un couple d’amis qui m’a lâchement abandonné.
Elle rit. Mon Dieu ! Tout en cette femme était Julia. Son rire, cette façon de jouer avec ses mains lorsqu’elle parlait. Son regard perçant… Et pourtant, ce n’était pas elle.
Tout en l’écoutant, l’esprit de Jacques bouillonnait. Il échafaudait mille théories qui auraient pu expliquer qu’une inconnue puisse être le sosie parfait de Julia. Il se remémora ce terrible soir, celui où un simple coup de téléphone avait ruiné toute sa vie, lui annonçant que la Fiat de sa femme avait dévalé un ravin. Il n’avait pas pu voir le corps, le personnel de la morgue s’y étant opposé. Et si elle avait survécu ? Et si elle souffrait d’amnésie depuis lors ?
Ou bien alors sa femme n’aurait jamais eu connaissance d’une éventuelle sœur jumelle ? Ce ne pouvait pas être qu’une simple coïncidence ! Au fil de leur conversation, rien ne put le mettre sur la voie d’une quelconque explication. Il lui posa quelques questions auxquelles elle répondit avec une sincérité évidente.
Tout en buvant chacune de ses paroles, il observait ses doigts graciles jouer avec un morceau de papier.
– Qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-il, appuyant sa question du regard.
– Eh bien, une de mes passions, j’aime l’art du pliage, lui répondit-elle dans un sourire éclatant.
Elle ouvrit sa main pour lui présenter une magnifique fleur de lotus. C’était incroyable de voir qu’un simple bout de papier puisse devenir une chose aussi délicate. Jacques était impressionné de cette dextérité et admira le fragile objet tout en le faisant tourner sur lui-même.
– Superbe… souffla-t-il tandis que la femme lui souriait presque tendrement.
La soirée passa, bien trop vite. Les premiers convives prirent congé et bientôt la pièce devint de plus en plus silencieuse.
– Il est temps pour moi de rentrer, dit-elle soudainement. Je vous remercie pour cette délicieuse soirée. Sans vous, elle n’aurait pas été la même.
Jacques fut pris d’un sentiment de panique.
– Attendez, il est encore tôt et…
– Ne vouliez-vous pas rentrer de bonne heure ? lui lança-t-elle malicieusement.
Jacques resta interdit. À quel moment lui avait-il fait cet aveu ?
– Nous nous reverrons peut-être, à l’occasion… Bonne soirée, Jacques !
Il la regarda s’éloigner, enfiler son trench-coat avant de franchir le seuil de la porte d’entrée. Il regretta immédiatement une chose des plus élémentaires : il n’avait même pas songé à lui demander son nom...
Quelque chose sembla se briser une nouvelle fois dans son cœur. Il prit une grande inspiration afin de refouler la quantité d’émotions contradictoires qui se déchaînaient en lui.
– On y va ? demanda Marc d’une voix étonnement douce.
Sur le chemin du retour, Jacques trouva ses deux amis particulièrement silencieux. Il crut comprendre pourquoi. Arrivés chez eux, il engagea la conversation afin de faire cesser ce silence pesant.
– Bon, autant ne pas faire semblant et en parler, commença-t-il doucement.
– D’accord… dit Annie, visiblement mal à l’aise. Et de quoi veux-tu parler ?
– De la personne avec qui j’ai passé toute la soirée… lui répondit-il d’un air entendu, comme pour lui faire comprendre qu’ils étaient sur la même longueur d’onde.
– Jacques, tu…
Il interrompit Marc d’un signe de la main.
– Sa ressemblance n’a pu échapper à personne, surtout pas à vous… C’était tellement Julia ! Je ne me l’explique pas, mais je peux vous jurer que je vais…
– Jacques, arrête !… Tu me fais peur, le coupa doucement Annie.
Il s’arrêta médusé.
– Tu as bu combien de verres ce soir, mon vieux ? le taquina gentiment Marc, le regard pourtant inquiet.
– Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire, là ? murmura-t-il, perdu.
– Tu as passé la soirée entière isolé du reste des invités… Je t’ai vu tout le long du repas parler seul à voix basse, lui avoua Annie, les larmes aux yeux.
– Je ne savais pas que tu allais si mal, mon ami, après tout ce temps. Je ne savais pas que tu souffrais encore à ce point, glissa Marc, affligé.
Jacques resta muet. Il se contenta de dire qu’il avait effectivement trop bu, qu’il se sentait las, et qu’il avait besoin de s’allonger. Ils le regardèrent monter à l’étage, pleins de compassion.
Il s’assit sur le lit et pleura, comme il lui semblait ne jamais avoir pleuré, lui qui pensait ne plus pouvoir verser la moindre larme depuis la mort de Julia.
Car oui, elle était morte. Morte ! Quel imbécile pourrait croire le contraire, après dix ans de deuil ?
Il ôta sa chemise et sentit quelque chose glisser à terre.
Il se pencha pour ramasser un morceau de papier plié.
Une magnifique fleur de lotus, en origami.