LA DÉDICACE
Manon replia l’écran de son portable. Elle terminait son troisième roman et avait du mal à s’en extraire. Vincent devait l’attendre. Elle ne voulait pas être dérangée. Il le savait et il était patient. Elle en abusait parfois.
Elle attrapa son écharpe, enfila son blouson, prit son sac et dévala l’escalier. Dehors, le froid de janvier la saisit. Elle remonta son col et reconnut la voiture garée tout près. Vincent se pencha pour lui ouvrir la portière. Il écoutait « Hotel California ». Elle devina son intention. Elle en fut agacée. Elle ne se sentait pas prête pour les effusions. Sans qu’il le sache, cette chanson la renvoyait à son roman et cette coïncidence la troublait. Elle frissonna. Il regarda sa frêle passagère, elle lui sourit. Il mit le moteur en route, régla le chauffage et enclencha la première.
Les jours où elle écrivait, elle ne vivait que pour ses personnages. Elle les façonnait à son gré, s’évadait avec eux et en oubliait le reste. On le lui reprochait parfois. Mais les amis auxquels elle s’était confiée lui trouvaient du talent. Ils l’avaient encouragée à poursuivre. Son premier roman fut publié, un autre avait suivi.
Dernièrement, Vincent l’avait orientée vers un nouveau sujet. Cette fois l’immersion dans l’intrigue exigeait d’elle plus d’efforts, elle s’était mise à douter. Aussi avait-elle songé à abandonner. Mais elle s’était reprise. Depuis l’automne, elle passait ses week-ends et soirées à batailler sur son clavier. À quarante ans, elle en avait fait une affaire personnelle.
La voiture s’immobilisa le long de la terrasse qui surplombait la Moselle. Il pleuvait. Le restaurant était presque vide. Malgré l’invitation du garçon, Manon garda son vieux blouson sur les épaules. Elle avait toujours connu ce vêtement.
Enfant, elle s’enveloppait de sa chaleur les jours où rien n’allait. Son odeur la rassurait, elle chassait celle des hôpitaux où elle séjournait souvent. Petite Manon refusait de s’en séparer, au grand dam de François qui la regardait songeur lorsqu’elle dépliait sur son lit l’énorme doudou qui la protègerait de la nuit.
Les jours difficiles, elle le portait encore. C’en était maladif.
À deux tables d’eux, un couple endimanché riait sans retenue. Elle minaudait, lui, la regardait. Elle lui tirait les mains pour qu’il l’embrasse par-dessus la nappe. Manon les trouvait ridicules. Deux fois déjà, l’idiot avait renversé les verres et sa bécasse avait failli s’étrangler. Vincent s’en amusait. Il essayait de distraire sa compagne, sans succès. Elle était ailleurs. Elle souriait sans l’écouter.
Après ses opérations, petite Manon avait grandi près d’Étain. François avait reconstruit son cabinet dans l’annexe d’une jolie maison à l’écart du village. La famille de Fabio était partie à Fos pour travailler dans la nouvelle usine.
François avait obtenu d’être son tuteur. Il la couvait jusqu’à l’étouffer. À l’adolescence, leurs relations s’étaient compliquées. Elle se rebellait souvent, il lui reprochait son effronterie et ses fréquentations. Renvoyée du collège, elle fut inscrite dans un pensionnat de la région.
L’année du bac, elle fugua le jour de la rentrée avec un garçon plus âgé rencontré pendant l’été. Ils voulaient faire le tour du monde. Ils marchaient beaucoup. Le soir, ils faisaient la manche. Lorsqu’ils avaient de la chance, une voiture les prenait en stop. Ils allaient au hasard des rencontres, de déconvenue en déconvenue. Au bout de quelques mois d’errance et de disputes, ils s’étaient séparés. Chacun avait choisi sa route. Au début de l’hiver, on l’avait retrouvée dans un squat à Athènes. Elle dut se résigner, ce fut un foyer de jeunes filles à Thionville. Une éducatrice la motiva pour une reprise d’études. Ça l’avait sauvée.
Une fois son diplôme obtenu, elle partit s’installer à Metz. François la laissa emporter la guitare qui décorait sa salle à manger.
Le garçon ôta les assiettes et leur tendit la carte des desserts, tirant ainsi Manon de sa mélancolie. Pendant le repas, Vincent avait fait seul la conversation. Elle lui avait prêté un semblant d’attention. En remontant dans la voiture, il voulut l’embrasser, elle le repoussa. Inutile d’insister, elle était comme ça. Il lui reprocha son inconstance qui le rendait malheureux. Elle baissa la tête et se mit à pleurer. Elle était fatiguée, elle avait besoin d’être seule pour reprendre un chapitre, le premier. Le plus difficile.
Elle posa son blouson sur le dossier d’une chaise du salon, près de la guitare désaccordée qui prenait la poussière sur son reposoir. Puis elle revint s’asseoir à son bureau et ferma les yeux.
Inconstante ? Oui, sans doute. Ses aventures ne duraient jamais bien longtemps. Le temps filait, elle n’en profitait pas, elle ne se sentait pas comme les autres. Elle avait su très jeune qu’elle ne pourrait jamais donner la vie. Etait-ce pour elle ou pour les enfants qu’elle était devenue puéricultrice ? Au service de néonatologie, elle oubliait son blouson pour enfiler sa blouse blanche. Elle veillait sur les petites créatures qui s’accrochaient à la vie sous leur coque transparente. Elle réconfortait les parents inquiets. Elle se sentait utile, elle existait. Mais elle se cherchait aussi, il lui manquait des clés pour comprendre qui elle était.
Ce dimanche, elle s’était fâchée avec Vincent. Pauvre Vincent ! Il lui avait donné le sujet d’un roman qui l’avait éloignée de lui. C’était injuste, mais ce risque d’une nouvelle rupture importait moins à Manon que les personnages qui l’accaparaient jour et nuit.
Elle retourna dans la pièce voisine et s’agenouilla près de la guitare. L. Patenotte, Lutherie artistique, Mattaincourt. Quelques mots sur une étiquette collée à l’intérieur, un numéro devenu illisible et, au fond de la caisse, des boulettes de papier froissé : quelques dessins, des poèmes qu’elle écrivait en rentrant de l’école et qu’elle ne montrait à personne…
Elle laissa son regard se perdre sur l’instrument. Un capodastre de métal était verrouillé sur la deuxième case du manche. Personne n’y avait touché depuis quarante ans. Elle cherchait les pièces du puzzle, des visages inconnus dans les veines du bois clair. Elle caressa le vernis écaillé de la caisse. Réveillerait-elle un jour l’écho des arpèges endormis, le murmure de voix inconnues à jamais disparues ? Ses mains s’arrêtèrent sur le galbe des éclisses, petite Manon attendait des réponses, comme une enfant accrochée aux hanches de sa mère.
***
Ce samedi de juillet, Fabio était venu de Fameck en moto. Manon avait reconnu la décélération rauque du moteur à l’entrée du village. Impatiente, elle était sortie de la maison pour le voir arriver.
La veille, il lui avait acheté un perfecto en Allemagne. Il était content de lui en faire la surprise pour ses dix-sept ans. Elle l’enfila aussitôt, ajusta la sangle de son casque et monta derrière lui en respirant l’odeur du cuir neuf alors qu’il redémarrait sa machine sous les regards inquiets de Mariette et François.
Ce fut une boucle merveilleuse qui les conduisit le long de la vallée de la Meuse avec un retour par la route des Côtes. La machine virait d’un angle sur l’autre entre les vergers ensoleillés. Elle enchaînait les virages sous la conduite souple du pilote et Manon se laissait enivrer en s’accrochant des deux bras à celui qu’elle aimait.
Le soir, on rajouta un couvert, comme souvent depuis six mois. On patienterait encore avant de les marier. Les études d’abord, les enfants après ! Ça marchait comme ça dans la famille… C’était un bon gars, courageux et travailleur. Ils étaient beaux tous les deux. Mariette et François étaient heureux.
Après le dîner, on s’installa dans le jardin.
Such a lovely place, such a lovely face[1]…
Manon avait pris sa guitare, Fabio chantait.
This could be Heaven or this could be Hell[2]…
Quelqu’un fit tinter la cloche de la cour. On venait chercher François pour un poulinage difficile. Mariette monta se coucher. Les amoureux voulurent rester.
Encore quelques chansons, des baisers sous les étoiles. Un blouson, une guitare oubliés sous la tonnelle. Une cigarette devant la Ducati garée dans la grange, des promesses de bonheur, la chambre dans le grenier…
Un mégot mal éteint, le vent sous la porte, un reste de paille.
Et puis l’enfer.
***
Manon attendait à l’angle d’une rue piétonne éclairée par la lumière vive des premiers jours de mai. Elle clignait des yeux en cherchant Vincent. Le soleil qui se reflétait dans les vitrines voisines l’éblouissait. Elle avait laissé ses lunettes dans la poche intérieure de son vieux blouson, oublié quelque part lors de leur dernier week-end. Vincent lui avait promis de la rejoindre pour sa séance de dédicaces. Il sortit d’une rue adjacente. Ils s’embrassèrent et entrèrent dans la librairie.
Elle bavardait avec une de ses lectrices lorsqu’elle vit arriver François. Elle savait qu’il viendrait.
Le soir de l’incendie, un voisin lui avait procuré une couverture et il s’était rué à l’étage à travers la fumée. Le réservoir de la moto avait explosé au moment où il ressortait de la maison en portant sa fille dans ses bras. Elle respirait encore.
Les pompiers luttèrent toute la nuit. On retrouva les corps de Mariette et de Fabio le lendemain.
Manon était condamnée. Mais un enfant bougeait dans son corps inanimé. François supplia les médecins. Quelques semaines plus tard, une petite fille naissait d’une mère morte. Le bébé était à peine viable. Les pédiatres et les chirurgiens luttèrent à ses côtés pendant des mois. François lui donna le nom de sa maman.
Le vieil homme regardait la main courir sur le papier blanc. Elle posa le stylo et lui tendit le livre ouvert. Le vieil homme s’en saisit en tremblant. Il pleurait. Le chemin parcouru pour ce roman avait réconcilié Manon avec son histoire et celle de ceux qui l’avaient connue. Cette dédicace était comme une signature. Celle que la petite fille devenue femme venait d’apposer sur son nouvel acte de naissance.
[1] Eagles, Hotel California, 1977
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