Alberte-Barbe d’Ernecourt, dame de Saint-Baslemont
Si on connaît le nom de la guerre de Trente Ans, on a toujours un peu de mal à la situer. Pour les incertains, dont je suis, disons qu’elle commença sous le règne de Louis XIII et se termina au début du règne de Louis XIV. À cette époque, la Meuse était une sorte de mosaïque de fiefs dont certains, placés sous l’autorité des trois évêchés, dépendaient tacitement de la France même s’ils restaient officiellement propriétés du Saint-Empire, alors que d’autres dépendaient du duc de Lorraine Charles IV, lequel s’était rangé dans le camp des Habsbourg. Au début, la plupart des batailles importantes eurent lieu en Europe Centrale, Allemagne, Tchéquie ou Bohême, jusqu’à l’intervention des Suédois qui, eux, passèrent par la Lorraine, oh, oh, oh, avec leurs sabots. On vit donc des troupes parcourir la région dans tous les sens et les pauvres lorrains durent côtoyer des mercenaires originaires de toute l’Europe et susceptibles de combattre pour un camp ou pour l’autre du moment qu’on les payait pour ça. Un beau jour, une troupe de mercenaires français fit halte dans un petit village meusien appartenant au fief de Neuville-en-Verdunois. Leur officier, bien que se trouvant en territoire favorable à la France, se comporta en soudard, provoquant la colère de la châtelaine qui lui envoya plusieurs messages pour lui ordonner de cesser ses exactions. Le malotru, sachant le mari absent, ne se laissa pas impressionner et n’en tint aucun compte. Ce n’est que lorsqu’il fut provoqué en duel par un certain chevalier de Baslemont, beau-frère de la châtelaine, qu’il se souvint, un peu tard, que le mari avait un jeune frère. Ne pouvant refuser le combat, il se rendit au rendez-vous où l’attendait un jeune homme portant un chapeau avec des plumes bleues, un justaucorps et un haut-de-chausses bleus. L’adolescent se révéla être un excellent escrimeur puisqu’il désarma le malheureux français avec une habilité confondante. Mais celui-ci toucha le fond de l’humiliation quand il comprit que le prétendu jeune homme était en fait la châtelaine elle-même, et quand elle lui rendit son épée en le priant d’avoir à l’avenir « plus de considération pour les prières des dames », il ne put que bredouiller des excuses avant de quitter la place, totalement mortifié. Par la suite, ce sage conseil fut respecté par tous les officiers français qui eurent à traverser les terres de cette Meusienne hors du commun.
Alberte-Barbe d’Ernecourt nait en 1606 à Neuville-en-Verdunois. Elle est élevée par sa tante qui lui donne une éducation lui permettant de tenir son rang à la cour de France ou de Lorraine. À 16 ans, son père la marie à un jeune seigneur lorrain, Jean-Jacques de Haraucourt, seigneur de Saint-Baslemont, de très bonne noblesse, mais totalement ruiné. Le couple s’installe à Neuville et très vite Jean-Jacques fait partager à sa jeune épouse sa passion pour les armes et l’équitation. Il lui apprend à manier l’épée, à tirer avec une arquebuse et à chevaucher au grand galop en tenue d’homme. Quand il doit rejoindre les troupes de l’Empereur, c’est donc en toute confiance qu’il laisse Alberte-Barbe gérer seule son fief. Elle fait construire des murailles pour le protéger et crée une troupe de soldats. Les multiples rôdeurs qui sévissent dans les campagnes en cette période troublée préfèrent éviter la région de Neuville, car la réputation de la dame, toujours de bleu vêtue, qui charge à la tête de ses troupes, les dissuade de s’attaquer à ce fief pourtant prospère. Il faut dire que la dame a eu une idée de génie en invitant les paysans des villages environnants ainsi que des artisans de Bar-le-Duc, à venir s’installer sur ses terres sans payer de taxe, à condition de servir dans son armée si le besoin s’en fait sentir. Elle réussit ainsi à s’entourer d’une sorte de cour raffinée, seule cour qu’elle fréquentera de sa vie, car pour libérer son mari fait prisonnier en Allemagne, elle devra se séparer de la plus grande partie de ses bijoux et de sa dot.
Elle tient tête aux Suédois, aux bandes de déserteurs et aux mercenaires en rupture de contrat qui écument et rançonnent le Barrois. Avec sa petite armée, elle vient même au secours de Verdun et de Bar-le-Duc, et sert d’escorte aux convois de vivres qui ravitaillent ces cités et aux pèlerins qui se rendent à Benoîte-Vaux. Sa renommée atteint des sommets quand elle évite le pillage de sa ville par les « Cravates » (Croates) en proposant à leur chef un combat singulier qu’elle remporte avec brio. Pourtant les malheurs ne l’épargnent pas. Après son mari, tué au combat, c’est son fils qui succombe à la peste en 1644. Bien qu’un peu ébranlée par ces deuils cruels, Alberte-Barbe tient bon jusqu’à la fin de la guerre et marie sa fille au sieur de Commercy.
Curieusement, c’est la paix qui va la mettre à terre. Suite au traité de Westphalie, les trois évêchés sont annexés par la France et le sinistre La Ferté-Sennetaire, nommé gouverneur, profite de sa position pour s’emparer de tout ce qui a de la valeur. Contrairement aux militaires français qui avant leur départ, ont rendu hommage à cette guerrière, qui avait su gagner leur admiration, en lui offrant un tableau la représentant à cheval, il pille sans vergogne le fief de la dame de Neuville, fait main-basse sur ses chevaux, ses meubles, ses œuvres d’art et réquisitionne une grande partie de son personnel. Ruinée et atteinte dans son honneur, elle erre dans son château désert, poursuivie par son confesseur qui, loin de lui apporter consolation, ne cesse de lui rabâcher que tous ces malheurs sont une punition divine pour la punir d’avoir osé se comporter comme un homme. Elle en tombe malade et finit par décider de se faire clarisse à l’abbaye de Bouxières. Malheureusement sa santé étant trop chancelante, elle ne peut demeurer au couvent et rentre à Neuville où elle meurt en 1660. Très vite on s’efforce de gommer le souvenir de cette femme au comportement dérangeant pour la société machiste du XVIIe siècle et son souvenir ne sera plus entretenu que dans le village où elle repose. On peut cependant admirer au Musée lorrain de Nancy le tableau équestre peint par Deruet que lui avaient offert les officiers français. Et récemment, on a redécouvert des tragédies qu’elle avait écrites, preuve qu’elle avait aussi une tête bien faite.
Ayons donc une pensée émue pour cette femme qui osa se rêver l’égale d’un homme, l’assuma de magnifique façon et le paya très cher quand on n’eut plus besoin d’elle.
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