CHIENNE DE VIE
Un cri déchire la nuit, suivi de plaintes et de gémissements bien audibles malgré les murs épais et la porte fermée. Ces manifestations de douleur mettent la chienne au supplice. Elle lâche des aboiements rauques, gronde et tourne sur elle-même puis attaque le vantail à coups de griffes frénétiques.
– Arrête ça tout de suite ! Vocifère une vieille femme.
La chienne s’interrompt un instant, mais la trêve est de courte durée. Une nouvelle plainte l’incite à reprendre son grattage forcené. Sa maîtresse a mal, elle doit la secourir. Malgré tous ses efforts, le grand panneau de chêne, désormais lacéré et moucheté de sang, refuse de céder à ses assauts. En désespoir de cause, l’animal se met à hurler à la mort, en longues modulations de fond de gorge.
– Silence ! Tais-toi, maudite bête, ordonne à nouveau la femme.
En vain. La chienne alterne désormais aboiements hystériques et hurlements.
Une voix masculine, sourde, se fait alors entendre :
– Faites taire cette bâtarde tout de suite ou je la tue.
La chienne ignore la menace. Des jurons fusent, un pas lourd martèle le sol en direction de l’entrée, vite interrompus par une voix brisée de fatigue :
– Je t’en prie, mon chéri, laisse-la entrer. Elle va se calmer.
La supplique, douce mais ferme, s’avère efficace : la porte s’entrouvre. La chienne en profite pour se faufiler dans la pièce sombre. Deux inconnues sont au chevet de sa maîtresse. Celle-ci est très pâle. Elle a les traits tirés et les cheveux défaits. L’odeur de sueur se mêle à celle du sang. Le maître est assis sur une chaise, à distance, bras croisés. D’un regard haineux, il suit la discrète progression de la chienne jusqu’au coin le plus proche du lit où elle se couche. Irrité, il la voit se redresser au premier gémissement et tenter d’avancer une patte en direction de sa maîtresse. Comme il la fusille du regard, elle y renonce.
Tous deux jouent une scène rodée par bien des soirées de pratique.
D’ordinaire, elle débute à l’heure de retour du travail par un bruit de pas dans la rue, semblable à tant d’autres, mais reconnaissable entre tous. La chienne le perçoit la première, hésite un instant puis se retire dans un coin, informant ainsi la maisonnée de l’arrivée imminente du maître. Dès le seuil franchi, il vérifie la mise à l’écart de l’animal. Satisfait, il peut alors reprendre le cours de ses activités. Au cours de la soirée, la chienne tente parfois une approche, toujours bloquée d’un regard. Elle se cantonne alors à nouveau dans une encoignure, comme exigé le jour de son arrivée.
– Jamais, entends-tu, jamais cette bête ne doit me toucher ni venir près de moi. Si elle s’y risque, je la tue dans l’instant, avait menacé l’homme, avant d’ajouter avec hargne : je ne veux pas non plus qu’elle soit près de toi en ma présence. Est-ce bien clair ?
La femme avait acquiescé. Dès le retour de son mari et jusqu’à son départ le lendemain matin, la chienne était donc tenue à l’écart. Le strict respect de cette consigne contribuait à préserver une précaire paix domestique, sous la menace d’un homme en guerre contre lui-même.
Certains soirs, assailli par ses démons, il instaurait la loi martiale à la maison.
Un violent claquement de la porte en bas des escaliers, un martèlement des pas dans le couloir et un grincement des marches soumises à forte pression annonçaient le changement de régime. Dès le premier signal, la maisonnée se mettait en alerte : la femme tendait le dos, la petite cessait ses babils, la chienne se tassait dans un coin. À son entrée dans la pièce, l’homme leur jetait un regard mauvais, lourd de reproches encore inexprimés. Il ignorait le sourire de sa fille et questionnait avec brusquerie son épouse. Elle s’efforçait de lui répondre avec une grande douceur, sans jamais croiser son regard. Un instant, tous semblaient pouvoir tenir sans heurt dans la même pièce, mais personne n’était dupe. À l’évidence, l’homme était prêt à exploser et faisait des efforts pour se contenir. D’expérience, tous savaient l’opération vouée à l’échec.
Sa colère, autoalimentée, ne pouvait plus décroître. Elle allait vite percer sous forme d’une litanie de plaintes, pour tout, pour rien : la viande manquait de sel, la soupe était trop chaude, la nappe sale, la petite bruyante, le repas traînait en longueur. Une fois lancé, il s’indignait de ne pas retrouver, après une dure journée de labeur, une maison bien tenue, une femme attentionnée et une enfant bien élevée, se demandait quelle satisfaction elles tiraient à l’agacer sans cesse, le bafouer et lui manquer de respect. La salière ne tardait pas à voler contre un mur, la chaise à tomber en arrière et, lui, à se dresser, le visage congestionné, enfin prêt à exploser. La femme attrapait alors l’enfant en pleurs, la poussait à l’abri dans une chambre puis tentait de calmer son mari en se confondant en excuses. Elle promettait de tout faire pour le satisfaire. « Tout allait bien aller » mais lui ne souhaitait pas que ça aille. Il exigeait d’être respecté, entendu, obéi. Il voulait l’amener à lui, la posséder, la soumettre.
Tel était l’inéluctable déroulement d’une scène trop souvent jouée, dont le dénouement avait cependant changé de façon radicale depuis quelques mois.
Désormais, si l’homme tentait de lever la main sur son épouse, la chienne surgissait comme une diablesse de son coin sombre et lui faisait face, bien campée sur ses quatre pattes, babines retroussées, poil hérissé, un grognement rauque en fond de gorge. S’il essayait de l’écarter ou de l’assommer, elle esquivait ses attaques et, dans la seconde, se repositionnait pour le tenir à nouveau en respect. Il semblait démuni face à elle, pourtant bien moins impressionnante que d’autres adversaires dont il était venu à bout. Mais avec elle, il quittait toujours la pièce, vaincu, en vociférant des propos orduriers, insultes et menaces. À son retour, il la voyait avec amertume épier ses moindres gestes depuis son recoin sombre.
Il n’aurait jamais dû la laisser pénétrer dans son foyer. Il l’avait d’ailleurs refusée tout net lorsque son épouse et sa fille étaient rentrées de promenade flanquées de la vieille bête.
Selon leurs dires, elle avait rassemblé ses maigres forces pour leur emboîter le pas, comme si elle les reconnaissait. À l’évidence, mère et fille espéraient bien l’adopter. La gamine lançait à son père des regards implorants, la femme évoquait l’intérêt d’avoir un chien à leurs côtés pour dissuader de potentiels agresseurs lors des sorties en ville.
– Il n’est pas question que cette bête galeuse franchisse le seuil de chez moi ! Avait-il tonné sans céder à la prière de l’une ni à l’argument de l’autre.
Il n’avait pas ce type de faiblesse.
En son temps, son père n’avait eu cesse de l’en dissuader à coups de gifles et de ceinturon. Plein de mépris pour les faibles, l’homme avait bien fait sentir à son fils combien il le trouvait décevant, minable et pathétique. Pas besoin de mots pour cela, un regard suffisait. Le sien était dur, mais surtout effrayant d’étrangeté. En effet, l’homme avait pour singularité des yeux vairons, l’un brun, l’autre vert. Il était mort avant l’arrivée de sa belle-fille puis de sa petite-fille dans la famille. Elles ne l’avaient donc pas connu et n’avaient jamais prêté attention à son portrait, accroché au mur d’une maison où elles allaient rarement. Elles ne pouvaient donc avoir perçu la troublante similitude entre les yeux du défunt grand-père et ceux de la chienne. Surprises et ravies, elles avaient vu leur mari et père s’écarter du passage pour laisser la bête entrer chez eux, comme s’il avait soudain changé d’avis.
Le regard de l’animal posé avec insistance sur le maître de maison leur avait échappé. Lui seul l’avait perçu dans toute son effrayante intensité. La chienne aux yeux vairons l’avait en effet fixé du brun vert accusateur, jadis caractéristique de l’homme qu’il redoutait. Saisi d’une crainte superstitieuse, il n’avait pu chasser la détentrice du terrible regard paternel revenu d’outre-tombe pour le tourmenter. Depuis, la bête s’imposait à lui, le défiait et l’empêchait d’agir à sa guise.
Un nouveau cri l’arrache à ses pensées. Les contractions sont de plus en plus fréquentes. L’enfant se présente mal. La parturiente gémit sans cesse, semble à bout de force et saigne beaucoup. Les femmes l’encouragent à tenir et l’assistent de leur mieux, mais leur inquiétude est palpable. L’homme tente de dissimuler la sienne. Par habitude, il cherche la chienne du regard, ne la trouve pas dans le recoin où elle était tapie. Elle est sous le lit, en tension extrême, regard fixe, oreilles dressées, toute entière tournée vers la souffrance de sa maîtresse. Il tente en vain de lui rappeler son obligation de mise à l’écart, elle ne lui accorde aucune attention.
La délivrance est proche. La sage-femme réclame davantage de lumière. Aussitôt, l’homme se saisit d’une lampe et la brandit, bras levé, pour bien éclairer la scène. Au même instant, son épouse lâche un nouveau hurlement. La chienne se méprend, associe le geste brusque à la souffrance de sa maîtresse et, incapable de se contenir davantage, se jette sur le responsable désigné. Dans un réflexe salvateur, l’homme pare l’agression d’un large et puissant mouvement de bras. La bête, projetée au loin, atterrit tête première contre le pied d’un meuble, où elle expire sans bruit. Personne ne se préoccupe du corps gisant dans un coin.
À l’autre bout de la pièce, un nouveau-né vagit.
C’est un garçon. L’homme exulte : enfin un mâle ! Le cordon est coupé, l’enfant posé sur sa mère puis lavé, séché, emmailloté. Le nourrisson est beau. Il a les traits et la vigueur de son père. Irradiant de fierté, celui brandit son héritier dans la lumière pour mieux l’admirer. Il ne peut alors retenir un cri d’effroi : l’enfant a les yeux vairons, l’un vert, l’autre brun.
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