DÉCHIRÉ PAR LA NOUVELLE...
« La mémoire est la sentinelle de l’esprit »
(Shakespeare, MacBeth I,VII – 1605)
Déchiré par la nouvelle qu’il venait d’apprendre, Étienne ne pouvait s’empêcher de retenir ses larmes, malgré son désir de ne pas inquiéter sa femme.
Eugénie, elle, ne savait pas comment se comporter avec lui, face à ce verdict lourd et informe, telle une masse noire, visqueuse, envahissant d’un coup d’un seul, l’espace entier où ils se trouvaient tous deux.
Le Docteur Schweitz n’émettait aucun espoir d’amélioration pour son patient. Très attentionné, choisissant les mots qu’il souhaitait apaisants malgré l’annonce de la maladie, ils lui apparaissaient pourtant toujours aussi mesquins et inappropriés.
Comment rassurer, accompagner cet homme quand on sait que sa vie ne sera plus jamais la même ? Qu’un matin, tout sera clair pour lui, se rappelant qu’il a deux filles, qu’il est même grand-père, marié depuis trente-deux ans, que sa maison est toujours joyeuse et pleine de monde : famille, amis, partageant toutes les émotions.
Que tout à coup, sans s’en apercevoir, il va se demander l’après-midi même, où il se trouve, qui sont ces personnes riant près de lui. Ses mots sonneront étrangement à ses oreilles, comme s’ils étaient d’une autre langue, son café aura un goût indéterminé, et sa tartine de pain beurrée ne sera qu’un morceau d’une denrée méconnue, sans saveur.
Une année s’était écoulée depuis qu’Eugénie avait perçu quelques signes inquiétants dans le comportement de son mari : elle avait tout d’abord trouvé un petit carnet noir dans la poche de son pantalon, en préparant le linge pour sa lessive. Il y avait noté les noms et prénoms de la famille avec leur date respective d’anniversaire, des adresses des amis qu’ils connaissaient tous deux depuis le début de leur mariage, des mots pèle mêle qui n’avaient probablement de sens que pour celui qui les avaient écrits.
La coupelle rectangulaire gris mat, avec la sérigraphie du vaisseau « l’Enterprise » de la série américaine Star Trek, servait de vide-poche et accueillait habituellement le trousseau de clés qu’il jetait bruyamment chaque soir en rentrant, ou dès qu’il franchissait la porte. Pourtant par moments, le tintement de ce son devenu familier ne se faisait plus entendre. La coupelle restait vide assez souvent, et elle le regardait se déplacer de pièce en pièce un peu perdu, prétextant avoir eu tellement besoin de se rendre aux toilettes en rentrant qu’il en avait oublié de déposer ses clés.
Parfois au petit déjeuner il planifiait sa journée, se concentrant un peu trop sur certains détails, comme la pièce où aurait lieu le rendez-vous avec la CPE du collège où il travaillait comme professeur de mathématiques, le plat qu’il choisirait à la cantine, les collègues qui seraient à sa table pour la réunion d’information sur le projet des élèves de troisième… comme s’il ressentait le besoin d’être certain de faire les bons choix.
Il revenait de temps en temps sur des événements qu’il avait déjà évoqués dans la journée, comme la lenteur avec laquelle le boucher lui avait servi ses deux escalopes de veau, une autre fois, les miaulements répétés du chat de la voisine quand ils se croisaient, ou ces enfants sortant de l’école avec leur ballon rouge, pressés de se dépenser encore un peu dans le terrain de jeux pas loin de la maison, avant de rentrer chez eux faire leurs devoirs.
Plus étrange aussi, il lui arrivait de se resservir des pâtes, en la complimentant sur la saveur de sa purée, croyant qu’il plaisantait, alors qu’il était tout à sa dégustation et le visage dépourvu du moindre signe d’un éventuel ricanement.
Une autre semaine, concentré sur ses corrections d’interrogations écrites de ses élèves, il cherchait à voix haute dans son cartable le rapporteur qui aurait pu lui permettre de vérifier l’exactitude des valeurs des angles, s’il n’avait eu en fait besoin de son équerre qu’il en sortit pour tracer ses droites perpendiculaires.
Discrètement elle avait fait quelques recherches sur internet, et inquiète de ce qu’elle y avait lu, décida d’en discuter avec son médecin traitant. Il fut alors compliqué ensuite de dévoiler ses craintes à celui qu’elle connaissait depuis si longtemps, et qui bien évidemment ne comprendrait absolument pas de quoi elle voulait parler. Son amour pour lui eut don de trouver les mots et vint alors l’étape suivante, les tests neurologiques et leurs résultats : syndrome démentiel pouvant évoluer vers la maladie d’Alzheimer.
S’en suivent alors toutes les informations sur le processus d’aide pour le suivi régulier de l’évolution du diagnostic : admission dans une structure d’accueil de jour, consultation mémoire à reconduire chaque année, possibilité d’aide à domicile avec constitution d’un cahier relais pour établir une étroite relation entre les professionnels de santé, inscription en maison de retraite...
Une multitude de termes étrangers qu’il va bien falloir s’approprier. Heureusement leur médecin qui mérite bien l’appellation de « famille », pour être présent depuis la naissance des filles, va prendre en charge de manière rigoureuse tout ce défilé morose de rendez-vous déguisés en personnages énigmatiques que seuls ces professionnels savent reconnaître.
Chaque semaine, le lundi de neuf heures à dix sept heures, il va tenter de s’acclimater à ce nouvel endroit, pourtant bien agencé, aux couleurs vives et accueillant, une odeur agréable et subtile de lavande, flottant dans toutes les pièces.
Mais ce ne sont pas ces teintes vert pastel de la cuisine et bleu azur du salon, ni l’effluve discret de la violette après le passage régulier d’Eugénie lorsqu’elle nettoie leur sol.
Se retrouver face à des personnes comme lui, en décalage avec la réalité par moments, sera un parcours aux multiples aspects, apparemment bénéfique pour son bien être social. Parce qu’il est vrai que depuis cet arrêt dans le temps, ses collègues n’osent plus lui faire leurs blagues habituelles, son voisin de quartier ne lui propose plus leur promenade à vélo du dimanche au plan d’eau… comme si tout à coup son identité était autre. Alors d’autres relations vont s’avérer nécessaires pour reconnaître que si, bien évidemment, il est toujours Etienne RABOIS !
D’autres activités vont se greffer à ce tourbillon de changements, comme les jeux de société, les sorties en groupe au cinéma, au musée, les séances de musicothérapie, les repas à portée thérapeutique… telle une Maison Particulière Alzheimer.
Mais ce ne sera pas comme ces parties d’échec avec Clothilde, son aînée, quand son Cavalier prenait si adroitement son Roi, ni ces films de science-fiction qui transportaient Sylvaine sa cadette, et lui, dans les contrées éloignées d’une autre galaxie ! Ce ne sera pas non plus le gratin dauphinois de sa tendre épouse, qu’elle agrémentait d’une touche de cannelle ! Cette maison-là, particulière elle aussi, était la plus belle au monde, la plus chaleureuse, la plus lumineuse, et pourtant certains jours, elle lui apparaissait comme étrangère, obscure.
Puis chaque année, il faudra faire le point pour obtenir un compte rendu plus ou moins précis de son état, avec à l’appui des bilans sanguins, des visites régulières chez le médecin traitant.
Il va falloir alors aussi se concentrer durant deux heures avec un neurologue pour plancher sur des exercices qu’on imaginerait pour un examen d’embauche ou un concours d’entrée dans une école spécifique !
Alors que son principal intérêt à lui, professeur passionné, réside dans la configuration de Thalès, statistiques, symétrie axiale ou centrale, fonctions linéaires… tout ce qu’il aimait enseigner depuis dix ans !
Et sa famille se réunira ensuite avec lui autour de cette table sans nappe ni vaisselle étincelante comme savait la dresser sa compagne de toujours. Non, cette table-là sera terne, jonchée de feuilles de papier diverses, sans couleur.
Les mains moites, le cœur aux battements bien trop rapides, l’esprit si dérouté, il va bien falloir écouter et tenter de comprendre ce qui va être rapporté à l’issue de tous ces efforts accomplis. Perdu au milieu de ces personnes plus ou moins familières, s’entendre dire qu’il n’y a pas d’amélioration est comme se retrouver sur un radeau en plein océan de tumultes…
Une musique persistante, tonitruante, vint se fracasser à ses oreilles devenues douloureuses : le générique de fin de « La Grande Émission » remplissait le salon de ses tonalités aigües. Et petit à petit il émergea réellement : le thème de la diffusion télévisée de ce soir était : « Comment vivre avec la maladie d’Alzheimer » !
Perdu, seul, allongé sur le canapé tout en désordre, il venait de se réveiller, enlisé dans ses bribes cauchemardesques, sortant finalement du sommeil pour se rendre compte que son esprit avait enregistré toutes les informations qu’il avait perçues en s’endormant !
Donc, non il n’était pas malade, non cet oiseau malsain qu’est ce fléau de la mémoire n’allait pas lui grignoter ce qui faisait de lui un homme, pas à cet instant présent en tous les cas…
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