Le père Mathieu
D’un pas lourd, le père Mathieu gagna la grange et en ouvrit la haute porte ; puis il alla s’installer sur le tracteur qu’il faudrait mettre en marche. Une fois, deux fois, il tira sur le bouton du démarreur : la mécanique hoqueta, toussa et se plia enfin à l’impérative pression du pied sur la pédale d’accélérateur. Le moteur s’éveillait par saccades et faisait vibrer toutes les tôles d’un mouvement frénétique, pour s’assoupir progressivement avec un ronflement régulier et métallique. Aujourd’hui, cette vieille carcasse avait encore eu la force de revivre, mais pour combien de temps encore ?
Sans son tracteur, un modèle ancien qu’il avait acquis pour une bouchée de pain, le père Mathieu se sentait amputé des deux bras. Comment pourrait-il labourer, transporter le grain ou le fumier, charroyer le foin si, un beau matin, le moulin fatigué refusait de répondre ? En effet, la modeste condition du paysan ne lui permettait pas d’envisager l’achat d’un engin neuf et moderne. Et ainsi, jour après jour, il sentait son précieux outil, son gagne-pain s‘émousser, se paralyser et rouiller. Aussi, chaque matin, entrait-il dans la grange non sans une pointe d’inquiétude, voire d’angoisse au creux de la poitrine. Il savait son propre sort lié à cette carcasse, non seulement parce qu’il allait bientôt perdre une aide indispensable à l’exploitation de sa terre, mais aussi parce qu’il observait en elle les signes de l’inexorable vieillissement, progressif et lent, qui raidit le muscle, pèse sur les épaules, lézarde et tend la peau du visage.
Parvenu au milieu de la cour, le tracteur s’immobilisa. Le père Mathieu en descendit et y accrocha la charrue dont les couteaux étincelaient, malgré la grisaille de l’aube naissante, polis par la dernière terre labourée. Il fallait travailler vite, économiser le temps, car l’automne, au rendez-vous, avait déjà roussi les perruques des forêts environnantes et jeté des rafales dans les branches et sur la plaine. Il avait ridé le miroir sombre des étangs et commençait maintenant à arroser la campagne de pluies fines, fraîches et têtues tombant avec obstination d’un ciel bas et désespérément gris.
Le paysan enfourcha son tracteur et s’éloigna dans un bruit de ferrailles entrechoquées. Il lui restait encore à retourner un lopin de terre situé à la lisière du bois d’Anguivillers. Viendrait ensuite le dernier semis avant l’hiver. La tâche s‘avérait pénible, car la glèbe jaune, serrée et détrempée par les récentes averses ne se laisserait pas éventrer sans résistance.
En chemin, le vieil homme remua mille pensées, toutes de tristesse et de mélancolie. Le temps maussade n‘invitait pas à la joie, il est vrai ; mais les états d’âme du paysan naissaient de la considération de son existence dont il passait parfois quelques courts-métrages dans sa tête. Pour lui, ce dernier morceau de terrain labouré devenait le symbole d’une vie hivernale proche et menée au ralenti. Bien sûr, la ferme offrait plus d’une occasion de bricoler. Il faudrait rafraîchir le matériel, restaurer ici et là le corps de logis laissé en souffrance. Mais c’en serait fini des longues journées dans les prés et les champs, passées à herser et moissonner en compagnie du soleil, du ciel bleu et des mélodies d’oiseaux portées par les vents tièdes du plateau.
Chez lui, le père Matthieu se sentait rétrécir, étouffer. Il ne supportait pas de vivre cloîtré, avec pour seule compagne, une solitude lancinante. Il était bien allé parfois retrouver quelques compères au seul café du village, le samedi soir, pour une partie de cartes ; mais cette distraction n’était pas parvenue à le dérider. Il n’avait éprouvé aucun plaisir à cette occupation éphémère et futile, éloignée d’un bonheur qu’il devinait infiniment plus discret, plus intime et pourtant hors d’atteinte, pensait-il.
La solitude, cette vieille ennemie, il la connaissait. Elle était sa complice malveillante depuis quarante ans déjà, qui le rassérénait et l’endormait dans la monotonie des occupations sans fois, mille fois répétées, lui défendant toujours de prendre conscience de sa vie simple et saine, mais bougrement solitaire. Le père Mathieu vivait replié sur lui-même, au rythme de ses travaux, et il aimait son travail de tout son cœur. Il était libre, mais seul.
Au lendemain de la guerre, il avait retrouvé le pays de sa jeunesse et avait proposé ses services à tous les paysans des environs. Son expérience de la terre était si précieuse qu'il n’eut aucune peine à assurer sa subsistance. Les plus vieux cultivateurs du village l’avaient reconnu et avaient tenté de se l’arracher ; seul le père Jung y était parvenu.
Après quelques années, grâce à des efforts assidus et répétés, le père Mathieu avait acheté la fermette où il vivait, une trentaine d’hectares de champs et de prés et une langue de bois assurant le chauffage pour l’hiver. Peu à peu, il avait acquis deux ou trois vaches, des cochons et une petite basse-cour. Le verger et le potager attenant à sa maison le nourrissaient, mais il peinait à les entretenir, trop occupé qu’il était par les grosses cultures.
Quarante ans plus tôt, il s’était trouvé en Italie où il avait connu une jeune fille qu’il avait épousée quelques mois plus tard et qui avait donné rapidement naissance à un fils. Il comptait bien ramener sa famille dans son village où la vie était plus aisée que dans la péninsule. Rosa était la compagne douce et travailleuse nécessaire à son bonheur. Grâce à un pécule amassé à force de travail, ils pourraient tous prendre le chemin de la Lorraine. Les collines joufflues et verdoyantes au printemps, les forêts qui frémissent, gazouillent et abritent sous leur manteau une infinité de vies secrètes détalant aux premiers craquements de la branche sous le pied, le ciel capricieux en automne, quand il traîne une horde de nuages gonflés d’eau, mais d’un bleu aveuglant et pur par les grandes chaleurs : toute cette fresque, ils allaient bientôt la voir, la palper, la humer. Il y aurait aussi les gens, comme leur terroir, durs et tendres à la fois, tantôt sombres, tantôt enjoués, peu communicatifs et réservés, sur le moment, mais si simples et affectueux, dès la première main tendue. Tous ces êtres, le jeune Mathieu se réjouissait de les redécouvrir.
Un jour qu’il s’était absenté, l’immeuble qu’occupait le couple avait pris feu. Un drame court et effroyable. Revenant de son travail, le jeune homme n’avait trouvé que cendres, cris et terreur. Jamais il n'avait su si son épouse et son fils avaient échappé aux flammes. Comme fou, il avait sans relâche fouillé les décombres fumants et couru par toute la ville, en vain. L’espoir s’amenuisait ; dans les bureaux, lorsqu’il insistait pour obtenir des renseignements, on n’avait pas de nouvelles précises, rien qui le rassurât. Personne ne pouvait ressentir autant que lui-même à quel rythme sa vie avait commencé à se déchirer brutalement.
Le joyeux retour au pays dont il avait rêvé devint une retraite de prostration, une fuite teintée d’amertume et doublée de l’insatisfaction de partir avec le regret de laisser sur place des bagages égarés ou perdus à jamais. Il avait tenté d’oublier, mais depuis quarante ans, malgré l’ouvrage quotidien, le bonheur consumé avait laissé béante une profonde blessure.
Ces tristes images apparues au détour du chemin boueux courbaient le bonhomme sur le volant de son tracteur. Seuls les couteaux de la charrue entaillant le sol allaient lui apporter un semblant de paix et de distraction.
L’attelage pénétra dans le champ. La terre lourde et gorgée d’eau laissa échapper des borborygmes, dès les premières balafres faites par le soc luisant. Le vieux tracteur patinait, sifflait, haletait. Animé par cette mécanique grondante, le paysan sautillait sur son siège, tel un pantin désarticulé. Pauvre spectacle d’un homme et de sa machine unis dans la vieillesse et l’usure. À chaque sillon semblait venir la fin pourtant toujours repoussée par une énergie nouvelle refusant l’abandon.
Dans la campagne, c’était le grand silence feutré de l’automne troublé quelquefois par l’essor d’un perdreau effrayé. De loin, à la sortie du village, l’homme avait aperçu le tracteur progressant dans le champ. Il se mit en route et, pour se protéger du crachin qui commençait à tomber, il rentra la tête dans les épaules. Il ne pensait pas être pris au piège du temps et regrettait à présent son manque de prévoyance, en sentant son fin costume de flanelle s’imprégner de pluie fraîche.
Le tracteur avait imprimé le dessin géométrique de ses pneus sur le chemin boueux. Sautant au-dessus d’une ornière, évitant une flaque d’eau trouble, l’homme le suivait comme une piste, d’une marche régulière, appesantie par la glaise frisant autour de ses chaussures. De temps en temps, il levait le nez et voyait grandir la scène du labour animée par le ronflement continu du moteur.
Au retour d’un sillon, le paysan aperçut l’inconnu et s’étonna des raisons qui pouvaient pousser quelqu’un à se promener en cet endroit, ainsi vêtu. Tout en avançant, l’homme ne cessait de fixer l’attelage et semblait s’intéresser au spectacle. Encore une centaine de mètres et il arriverait à sa hauteur.
Est-ce qu’il viendrait me voir ? pensa le père Mathieu. Sans doute un journalier en quête de travail, mais en costume… Pourquoi me poser autant de questions ?
Dans son complet froissé, l’étranger semblait, vu à distance, une silhouette informe dont la marche lente dans la terre poisseuse accentuait la touche cocasse. On aurait dit un citadin vagabond égaré à la campagne.
Arrivé à la limite du champ, il s’arrêta, appela et agita le bras droit. Le père Mathieu ne l’entendit pas, car le ronronnement du moteur étouffait la voix trop lointaine ; mais il comprit que le geste lui était adressé. Étonné et curieux, il accélérera l’allure et vint terminer le sillon devant l’arrivant toujours immobile. Il coupa les gaz et mit pied à terre.
Pendant quelques instants, leurs regards se croisèrent. Ils s’observaient sans mot dire, en arrêt.
— Bonjour ! Êtes-vous bien Monsieur Mathieu ? demanda l’homme.
Il avait dit cela dans une sorte de sifflement, avec un accent qui chantait. Le paysan, qui avait eu du mal à comprendre la question, marqua un temps et, tout en s’essuyant le front d’un revers de manche, retira sa casquette pour saluer :
— Ben oui, c’est moi !
— Et vous habitez ici depuis longtemps ?
— Ça fait un bail, en effet ! Mais que voulez-vous savoir exactement ?
— Dites, vous n’étiez pas en Italie, il y a une quarantaine d’années ?
Le bonhomme sursauta. Des images se précipitèrent, brusquement tombées d’un tiroir entrouvert : des décombres fumants, des poutres encore chaudes qui craquent, diffusant une odeur âcre. Et puis des cris, des pleurs lancinants, des pans de murs et des gens effondrés, hagards, d’autres qui errent.
Le visiteur devenu pâle surprit un trouble dans le regard embué du paysan.
— Parce que… si c’est vous, le père Mathieu, comme on me l’a dit au village… fit-il, sortant soudain son portefeuille dont il tira un carré de carton jaunâtre qu’il tendit.
La pluie avait cessé. Le silence enveloppait ce petit coin de nature. Sur la photo que Mathieu observa et détailla longuement, une jeune femme brune, Rosa, tenait un nourrisson dans les bras, là-bas en Italie. Il leva les yeux vers l’inconnu qui esquissait un sourire. Il sentit son corps se ramollir. Ses jambes ne le portèrent plus qu’à peine. Il vacilla, buta dans une motte, tendit les mains pour s’agripper au jeune homme qui le retint. Deux larmes coulaient lentement sur ses joues.
— Enzo ? Tu t’appelles Enzo ? demanda le paysan, la paupière lourde, la voix étouffée.
— Papa ! Papa ! Tu es mon papa ! s‘écria le jeune homme qui resserra son étreinte. Papa..?
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