Dubourg daniel 64 nouvelles 22025

Et c'est celle de...

Daniel DUBOURG

Schlapp

Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François est un garçon jovial et bien dans sa peau. Il a, bien sûr, la particularité de porter un prénom très long ! Enfin, plutôt une ribambelle de prénoms d’ailleurs peu commodes à retenir et à dire dans l’ordre, si possible, ce qui peut constituer un exploit peu commun pour beaucoup ! À l’école, ses camarades et le maître l’appellent Schlapp, un raccourci pratique pour ce garçon un tantinet pantouflard.

Schlapp ne s’en offense pas le moins du monde, bien au contraire ! Malgré son jeune âge, il a dépassé depuis belle lurette la crainte des quolibets devenus rares dont il se moque éperdument. Il estime que son court pseudonyme est une réelle marque d’amitié en même temps qu’un délassement. Lui-même, du reste, a toutes les peines du monde à se rappeler tous ses prénoms. Et comme il convient fort souvent de les dire dans l’ordre de l’état civil, cela constitue un casse-tête embarrassant. Pour ne rien arranger, Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François manque de mémoire et de motivation !

Depuis sa naissance ou presque, sa mère s’échine inlassablement à lui faire retenir son chapelet de prénoms. Mais rien n’y fait, malgré les trésors d’imagination qu’elle déploie. Toutes les tentatives se soldent par de cuisants échecs et le désespoir finit par gagner, autant que la lassitude...

Il faut dire que, bien avant la naissance de son fils, la mère avait la ferme intention d’affubler ce dernier de prénoms portés par des gens qu’elle n’avait cessé d’admirer parce qu’ils avaient, selon ses dires, marqué sa vie. Une sorte de reconnaissance, quoi : Albert, pour Einstein ; Paul pour une certaine anisette ; Charles en hommage à un général de Gaule ; Gustave pour sa tour parisienne ; et enfin, François, en souvenir de ce brave saint qui avait réussi à apprivoiser le loup de Gubio. Quant à Michel, la femme, en bonne Lorraine, avait lu ou entendu dire qu’il avait terrassé un dragon et donc commis le même exploit qu’un certain Clément vainqueur du terrifiant Graouly messin.

Cette mère était dotée d’une mémoire époustouflante qu’elle sollicitait avec un succès sans faille. Vous comprendrez mieux sa déconvenue d’avoir mis au monde, neuf ans plus tôt, un marmot qui semblait en être totalement dépourvu. La situation lui montrait à l’évidence que l’hérédité pouvait s’avérer aussi capricieuse qu’incertaine.

Lorsqu’il devait se nommer (ce qu’il tentait d’éviter), le pauvre garçon était incapable de franchir l’énoncé du troisième prénom ; et encore y parvenait-il après maints efforts pénibles marqués d’hésitations et de confusions. Au mieux de sa forme, il parvenait à en aligner cinq dans un désordre garanti !

Donc, depuis sa plus tendre enfance, l’infortuné Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François s’était vu infliger des séances quotidiennes de travail de la mémoire afin de n’avoir pas l’air idiot plus tard, comme le lui disait son proche entourage. Cependant, rien n’y faisait ! Plus forte était la contrainte et plus tenace semblait l’oubli !!

Schlapp, en outre, simple d’esprit qu’il était (c’est-à-dire doté d’un solide bon sens) ne comprenait en rien l’intérêt de savoir réciter son prénom qu’il estimait, à juste titre, être un lourd et inutile héritage. Il claironnait malgré son jeune âge, affichant ainsi une réelle maturité, qu’il s’agissait d’une pure perte de temps et racontait à ses camarades qu’il ne consentirait jamais le moindre effort pour satisfaire une mère trop exigeante. Jour après jour, Schlapp progressait gaillardement vers l’amnésie. On avait même l’impression qu’il la cultivait dans le seul but de régler une fois pour toutes son compte au constant acharnement maternel.

Passons sur les poésies non sues, à l’école, et les principaux numéros de téléphone à connaître en cas de sinistre, et même sur celui de sa maison, tout comme sur son âge soi-disant oublié. Schlapp, qui opposait une douce, mais ferme résistance, vivait à cent lieues des multiples contraintes mémorielles et savait s’en excuser auprès de son maître d’école dont il appréciait la compréhension et une certaine complicité bien instaurée.

Parfois, pour donner le change à sa mère, sur un coin de table et déployant faussement des efforts de mémoire, le garçon énumérait à haute voix de courtes listes de tâches à accomplir sans tarder :

— Ranger ma chambre ; aller promener le chien ; préparer mon cartable pour demain ; prendre une douche et... zut ! Ça y est, j’ai oublié quelque chose ! Bon, je recommence !

Et après une bonne poignée de secondes et maintes hésitations, il s’écriait triomphalement :

— Voilà ! J’ai retrouvé !!  C’est « Ne pas oublier de noter ». De noter quoi, au juste ?

Convaincue depuis longtemps que son fils n’était qu’une cervelle percée, la brave maman avait fini par acheter à son enfant un épais carnet et une batterie de crayons. Cet équipement primitif qu’elle souhaitait cependant efficace séjournait en permanence dans l’une des poches du gamin, dès qu’il était à la maison !

Sitôt que l’on confiait une tâche à Schlapp ou qu’on lui donnait une information, il se devait d’ouvrir le carnet pour y consigner le message afin de ne pas l’oublier puis, sans cesse et sans relâche, y lire et relire les nombreuses et courtes consignes venant s’entasser au fil des pages.

Après des semaines et des mois, la situation devint de plus en plus complexe. Les notes accumulées concernant fréquemment des tâches simples obligeaient sans cesse l’enfant à d’incessants retours au carnet, à de fastidieuses recherches opérées page à page, dans un fatras de mots souvent griffonnés à la hâte et donc peu lisibles ! Que de temps passé à s’énerver, à soupirer et à céder au découragement !

Au lieu de se fâcher, sa mère indiquait sans tarder en quel lieu de l’épais calepin dormait le précieux renseignement tant recherché. Schlapp retournait alors le feuilleter d’un index rapide, venant fréquemment redemander le numéro déjà oublié de la fameuse page, pratique qui le rendait suspect de mauvaise volonté.

Pour couronner le tout, l’enfant plongé dans d’incessantes lectures n’avait guère le loisir de se consacrer aux actes courants du quotidien et se voyait donc privé de jeux et de rêverie.

Vous l’aurez compris, pour aider son fils à résoudre ses problèmes de mémoire, la maman ne cessait de lui répéter : « Note-le ! »

Chaque journée était ainsi jalonnée de note-le ! lancés à tout bout de champ : une sorte de consigne-réflexe fusant, selon la circonstance, en salves, en bouquets ou s’abattant en lourde pluie d’orage.

Schlapp ne pouvait pas avoir de trous de mémoire, celle-ci étant un trou à elle seule ! En désespoir de cause, la maman s’était procuré en toute illégalité de la poudre de défense d’éléphant, car elle avait entendu dire que le noble pachyderme avait la réputation d’être un athlète de la mémoire, un puits de souvenirs. Mais la potion exotique dont la posologie variait et évoluait sans cesse selon des besoins estimés au cas par cas s’était finalement avérée inefficace malgré l’administration régulière de doses... éléphantesques !

Les derniers temps, Schlapp affichait une inquiétante distraction doublée d’une amnésie galopante. Il oubliait soudain de se chausser pour sortir ou ne se rappelait plus ce qu’il venait de manger, à peine sorti de table... Récemment encore, il n’avait pas su retrouver le chemin menant de l’école à la maison, alors qu’il le prenait quatre fois par jour ! Et sa mère, aux cent coups, l’avait récemment retrouvé, après des heures de recherche, errant à la sortie du village...

Ça ne devait pas s’arranger. Un soir, après la classe, Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François ne revint pas chez lui et demeura introuvable, malgré des battues inlassablement menées par les villageois qu’épaulait une belle escouade de gendarmes appelés à la rescousse.  

— Ah ! Il aurait dû le noter, son chemin ! se lamentait la mère éplorée. Même son chemin, vous vous rendez compte ! Peut-être bien qu’il est écrit, dans son gros carnet, mais comme il ne pense jamais à l’emporter avec lui...

Elle retrouva celui-ci illico et, en effet, y dénicha sans peine le précieux renseignement.

— Si seulement il avait pris la précaution de mettre ce carnet dans sa poche ! Il ne se serait pas égaré, dit la mère qui se mit à penser avec tristesse au petit Poucet et à ses cailloux...

Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François, que l’on crut à jamais perdu corps et bien, ne revint qu’au bout de dix ans ! Un retour discret. Il poussa la porte de sa maison et trouva sa maman allongée sur le divan, prostrée et pleurant doucement. Elle ne l’avait pas entendu entrer. Il s’approcha d’elle sans bruit pour ne pas l’effrayer, se pencha et déposa un baiser sur son front, ce qui la fit sursauter. Elle se retourna, se redressa soudain et se figea, stupéfaite, ne sachant si elle devait croire au mirage ou au miracle.

Elle contourna nerveusement le divan, enlaça son fils avec une vigueur étonnante et le fit tanguer à gauche et à droite. Les sanglots faisaient peu à peu place aux larmes et la mère semblait ne plus pouvoir endiguer ses effusions de joie. Elle répétait en boucle :

— Oh ! mon petit Schlapp ! Mon petit Schlapp ! Comme je suis heureuse ! Mais où étais-tu passé, tout ce temps-là ? Dix ans ! Tu te rends compte ? Dix ans que je t’attends ! Je finissais par désespérer...

— Maman, l’interrompit doucement le jeune homme ; appelle-moi, s’il te plaît, par mon vrai nom : Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François ! Schlapp n’existe plus.

Sa mère en resta bouche bée ; les bras lui en tombaient de consternation ; elle ne pouvait décrocher le moindre mot. L’enfant venait d’énumérer la liste de ses prénoms, et cela, dans l’ordre !

Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François se libéra doucement de l’étreinte maternelle et entra dans sa chambre d’où il sortit aussitôt, tenant en main son fameux carnet qu’il tordit avec vigueur et jeta dans les flammes de la cheminée.

Encore sous le coup de l’émotion, la mère esquissa un geste sans conviction comme pour tenter de le rattraper ; puis elle regarda son fils, à la fois étonnée et admirative.

— Je me suis fait tant de souci, tu ne peux pas savoir... On a bien cru que tu ne retrouverais jamais ton chemin et que tu t’étais définitivement égaré, perdu ; qu’il t’était arrivé quelque chose de grave, un accident...

Albert-Paul-Michel-Charles-Gustave-François alla s’asseoir et expliqua :

— Tu ne peux pas savoir, maman, comme je suis heureux de m’être perdu. J’avais marché longtemps ; j’étais allé loin, très loin, et je me suis trouvé tout à coup dans un pays inconnu. J’ai vu des paysages étonnants, rencontré des animaux et des personnages étranges... Tout était là, devant moi, à portée de main, devant mes yeux. Un vrai spectacle, un théâtre de rêve !

Abasourdie, incrédule, la mère avait tendu l’oreille, questionné :

— Mais... Tu as vu quoi ?
— J’ai vu dans le ciel des chevaux de nuages galoper en silence et s’évanouir à l’horizon. J’ai vu des mers de corail s’étirer aux portes de la nuit et des fleurs de glace danser au cœur de vagues de sable mauve. Et puis des étoiles qu’accompagnaient à la harpe des méduses, chantant pour des forêts aux arbres coiffés de plumes, des ruisseaux qui jouaient à saute-mouton. Il y avait aussi des escargots géants qui hébergeaient des gens minuscules dans leur coquille, des mille-pattes qui faisaient le taxi, des pélicans long-courriers, des...

Le jeune homme n’en finissait plus d’énumérer les incroyables scènes dont il avait été le témoin bien involontaire, de dire le merveilleux de ses découvertes. Et sa mère enchantée avait fermé les yeux pour tenter d’imaginer le spectacle.

— Maman, je suis sûr qu’il faut se perdre pour rencontrer tout cela. Les promeneurs, les passants sont rares. D’ailleurs, je n’ai croisé personne.

Il y eut un long silence empli de bonheur. Un bonheur qui flottait dans la pièce, enveloppant avec bienveillance la mère et son fils devenu grand et si différent.

— Que vas-tu faire maintenant ? demanda la maman.

— Je vais repartir. Mon chemin et mes rencontres sont inoubliables. Mais je reviendrai, chaque fois, différent. Note-le !

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