CANICULE
Juin avait mis ses habits d'été, moi aussi. Était-ce raisonnable sur une moto, même de collection ? Le T-shirt semblait encore de trop sur ma peau. Il faisait chaud. Vraiment chaud. Un léger vent du sud brassait l'air dans cette forge. Les tilleuls de la place laissaient traîner leur fragrance sucrée, qui sentait le teen-ager et le baiser léger. Ma cervelle rajeunit toujours de plusieurs décennies quand je décide de partir à moto. Le calme absolu et chaud, le parfum de jeune fille des tilleuls, tout me poussait vers la plus sereine de ma collection. Je choisis la Motobécane. Une Z2C, millésime 49, moteur quatre temps culbuté, d'une souplesse et d'une sérénité inouïes. Je titillai le carburateur, jusqu'à ce que l'essence se montre par le petit trou sur le dessus. Poignée de gaz à mi-course, je cherchai la compression à travers la plante de mon pied. Je la trouvai, descendis le kick d'un coup sec. Le moteur n'attendait que cela. Il se mit à grommeler, une sorte de scat d'une voix de baryton. Les vibrations faisaient bouger la moto sur sa béquille pendant que j'enserrai à regret la tête dans mon casque. C'était un casque jet, d'un rouge sombre que j'aimais bien, avec un écran transparent qui laisse l'air vous caresser le visage. La selle m'accueillit de ses deux gros ressorts. D'une poussée du bassin, la moto partit vers l'avant et la béquille claqua sur le dessous du cadre. Je débrayai et appuyai du talon sur la corne avant du sélecteur. Je relâchai l'embrayage et on partit, la Motobécane et moi. Je passai très vite les trois autres vitesses. Je vous l'ai dit : ce moteur est souple et rond, il repart à bas régime sans rechigner. Je traversai le village sans voir âme qui vive. Après les dernières maisons, je tournai un peu la poignée de gaz. La vitesse rafraîchit à peine l'air étouffant. J’accélérai encore jusqu'à ce que les vibrations du moteur me grimpent le long du dos. J'ai toujours peur que les écrous se dévissent et que la moto parte en javelle ; je relâchai un peu la poignée. La route était lisse et grise, le flash déjà biais du soleil laissait croire à des flaques d'eau luisant au loin, qui s'évaporaient bien avant que la moto n'y arrive : mirages.
Le coteau, à droite, où s'assoupissait la forêt au-dessus d'une langue de prés tondus, était troué d'une petite route. Je décidai d'y aller goûter la fraîcheur. Rétrogradage : deux coups de talon sur la corne arrière du sélecteur, je tournai et remontai mes vitesses pour me colleter avec cette pente un peu raide qui se perdait dans le vert du sous-bois. Au milieu de la route filaient des traînées d'herbe malingre, qui disaient la rareté des passages. L'ombre était agréable. Le rythme régulier du vieux berlingot qui jouait les métronomes entre mes chevilles ne faiblissait pas. Un insecte s'écrasa sur ma visière, avec un gros « toc » qui laissa une tache brunâtre devant mon œil droit. La sortie du tunnel vert s'annonçait en un demi-cercle de lumière jaune en haut de la pente. J'y arrivai bientôt, et une claque de chaleur me fit presque suffoquer. Un plateau de cultures qui fainéantait à perte de vue sentait la paille et le vert qui cuit. Les maïs criaient pitié de leurs feuilles raides et dressées comme des mains suppliantes, les blés allaient vers la maturité sans rien dire. On voyait au loin les premiers andains de paille d'escourgeon, alignés comme un 14 juillet, et qui regardaient la moissonneuse dans son nuage de poussière brune leur pondre des frères. La route était rectiligne, avec son galon d'herbe au milieu qui lui donnait un air de dimanche. Elle s'étirait d'ennui jusqu'à ce que je pensais être l'infini. Mais dans les effluves de poussière et de chaleur se dessina une ombre qui se révéla être un bosquet, près duquel une petite maison tendait le dos sous le soleil. C'était une maison de garde-barrière, bouffée par une vigne vierge qui cimentait ses murs et semblait retenir ses tuiles sur le toit. Incrédule, je rentrai mes vitesses et m’arrêtai. Au pied du bâtiment, une barrière de passage à niveau coupait la route. La rouille laissait par endroits deviner le rouge et blanc de ses heures de gloire. Les rails de la voie ferrée étaient toujours là, incrustés dans le macadam, mais ils n'avaient pas guidé de train depuis belle lurette. J’arrêtai la moto. J'allai descendre de la machine quand je le vis se lever d'un banc vétuste et vert de mousse. C'était un vieillard au visage grave, aux yeux cachés par la visière usée d'une casquette où s'accrochaient les quatre lettres autrefois dorées de la SNCF. Il s'approcha d'un pas boitillant, mais décidé.
– Le 15h43 a du retard, me dit le vieux. Des fois c'est comme ça. Avec la chaleur, il y a plus d'évaporation, alors c'est plus long de ravitailler en eau.
Il préparait une clope informe, en laissant tomber plus de tabac qu'il n'en mettait dans le papier. Il lécha le bord de la feuille en balançant la tête de gauche à droite, puis de droite à gauche. Ses doigts pleins de bosses roulèrent la clope d'un mouvement rapide et habile et la glissèrent entre ses lèvres grises. Il sortit un briquet à essence de sa poche. Une grande flamme orange embrasa le papier et une forte odeur de tabac brun empuantit l'air.
– Fait chaud, continua le vieil homme au milieu d'une auréole de fumée. Fera meilleur ce soir. Et puis, c'est nouvelle lune. On ne verra pas bien clair, mais on ne nous verra pas.
Il crachouilla une bribe de tabac qui traînait sur sa langue.
– Le 15 h 43 a du retard. Des fois c'est comme ça.
J'allai lui suggérer de lever la barrière, mais il reprit :
– Motobécane. Belle moto, que vous avez là. Nouveau modèle ?
Il regarda le moteur.
– C'est plus les vitesses au réservoir, c'est au pied, hein ?
J'acquiesçai de la tête.
– C'est autre chose qu'une DKV, ça. Ou qu'une BMV… (Il prononçait V les W.)… Je me méfierais de vous, si vous aviez une allemande. Surtout que ce soir... C'est un moteur culbuté, non ? Vous avez trois vitesses ? Ou quatre ?
Il ne me laissait pas le temps de répondre.
– Oui, quatre. Maintenant, c'est ce qui se fait. Je suis sûr que ça monte à quatre-vingts, une moto comme ça.
Il fit le tour de la machine et se retrouva à ma gauche.
– Vous n'avez qu'un siège ? Dommage, vous auriez pu m'emmener. Ce soir — je peux bien vous le dire, à vous, avec une moto comme ça, vous devez être des nôtres —, ce soir, on attend un parachutage. Rendez-vous dix heures, à la carrière. Ne dites rien, hein ! Je suis le plus jeune du groupe, moi : 17 ans. Enfin, non, il y a Irène. Elle a un an de moins que moi. On a des faux papiers de frère et sœur. Des fois, ils nous envoient aux nouvelles à la ville, ou porter des messages. Des frères et sœur, les chleuhs, ils ne se méfient pas.
Il inspectait maintenant l'avant de la moto.
– Oui, belle machine. Dommage que vous n'ayez qu'un siège, vous m'auriez emmené. On va recevoir des explosifs. C'est pour faire sauter la voie, au pont qui traverse la route de Juvigny. Depuis le débarquement, ils font partir des renforts vers l'ouest. Mais ils sont nerveux. L'autre jour, on a eu la trouille avec Irène. On s'est planqués dans les buissons, on ne bougeait plus. Quand ils ont été partis, on s'est embrassés . Vous avez déjà embrassé une fille, vous ? On va se marier quand tout ça sera fini. Faut que j'y aille. Dommage que vous n'ayez qu'un siège !
Je le vis repartir dans son bleu de chauffe délavé. Il se retourna.
– Quand le 15 h 43 sera passé, vous n'aurez qu'à lever la barrière, me cria-t-il.
Et il reprit son pas fatigué.
Je le laissai repartir vers son passé, sa guerre, et son Irène. Je béquillai la moto et allai ouvrir la barrière. Le pivot était graissé régulièrement, elle ne fit pas de difficulté. Je redémarrai et repartis. Le moteur m'emmenait, régulier comme une section rythmique bien rodée. Le soleil était déjà bas, mais il faisait toujours très chaud.
Et je ne savais plus où j'allais.
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